Comment analysez-vous la séquence politique à laquelle nous assistons ?

Cet automne dans Marianne, j’ai écrit que, bien entendu, le futur président de la République figurait dans un quatuor comprenant Juppé, Sarkozy, Hollande et Valls. Personne n’a protesté, c’était une évidence ! Aujourd’hui, pour le moment, aucun de ces quatre n’est en état d’être élu, ni même d’être candidat. C’est une situation si nouvelle qu’elle n’a aucun précédent dans notre histoire. Traditionnellement, en France, pays conservateur, les principaux candidats étaient connus et confirmés deux ans avant l’échéance. Il fallait très longtemps pour faire un candidat. C’est en train de changer. La défaillance de Fillon n’était certes pas prévisible, tout comme l’élimination du grand favori DSK en 2012. Au-delà de cette conjoncture, il existe un rapport nouveau et inquiétant à la présidence. 

En quoi est-il nouveau ?

Compte tenu de ce qu’est la France, je suis pour un système vraiment présidentiel. Il suppose une personnalité ancrée dans la vie politique et dotée d’une stature exceptionnelle. C’était le cas du général de Gaulle et de Mitterrand. Les choses ont vraiment changé ensuite. En 2012, à cause de la « défaillance » de DSK, un homme que personne n’attendait est désigné, sans avoir au départ la stature requise. Même chose à présent, pour d’autres raisons. Le statut du candidat à la présidence évolue. La preuve : les hommes dont on parle maintenant n’ont pas le surplomb nécessaire par rapport à la vie politique. Au-delà des cadres institutionnels français, il y a une défiance envers ceux qui sont en place et, à l’inverse, une prime au nouvel arrivant. On l’a vu pour Fillon qui a réussi un temps à incarner l’homme nouveau. On avait presque oublié qu’il avait été Premier ministre de Sarkozy. 

Pourquoi cette évolution vous inquiète-t-elle ?

On a dit à tort que de Gaulle avait fait la Constitution de la Ve pour lui. C’est faux. Au contraire, il voulait qu’après lui le système se prolongeât. Le système combine ainsi la légitimité élective, celle du suffrage universel, et celle liée au charisme, à une certaine personnalité, pour que se rencontrent un homme et un peuple. Or toutes les personnalités ont été éliminées. Par ailleurs, on note une prime à la jeunesse. Juppé a été battu pour deux raisons : il était trop à gauche pour l’électorat des primaires de droite ; il était aussi trop vieux. Longtemps cela n’a pas été un problème : un cliché ancien veut que, chaque fois qu’elle est en difficulté, la France se jette dans les bras d’un noble vieillard avec un noble passé, comme Clemenceau, Pétain, de Gaulle. Si l’on pense à Hamon ou à Macron, leur jeunesse est pour beaucoup dans leur éclosion. J’ajoute que ces hommes s’imposent indépendamment des partis. On disait jusqu’ici qu’on ne pouvait être candidat sans parti. Macron montre que c’est possible. Hamon s’est imposé au départ contre la logique d’appareil favorable à Valls ou Montebourg ; aujourd’hui l’appareil le récupère. Cela m’inquiète car la France ne peut vivre normalement à l’intérieur de cadres purement institutionnels. Le charisme ou l’extraterritorialité politique font partie de sa norme. Des historiens essaient aujourd’hui de gommer cette dimension. Hamon l’a théorisée, Hollande aussi en son temps, avec l’idée d’un président « normal » – ça ne lui a pas réussi. Les Français font très bien la différence entre l’humilité et la distance. 

Que voulez-vous dire ?

Ils veulent des hommes moins arrogants mais ils récusent la familiarité. Notre vie politique a toujours été conçue comme une guerre d’extermination. Les Français comprennent spontanément que l’équilibre doit être assuré par une figure exceptionnelle, car nous n’en avons jamais fini avec la monarchie. De Gaulle a toujours pensé que la France était un pays à la fois démocratique et charismatique, pour ne pas dire monarchique. 

Les primaires ont-elles accru le caractère chaotique de la situation que nous vivons ?

Le bilan n’est pas très positif pour les partis. Ils ont cru que ce serait pour eux un moyen de se revaloriser. On voit bien que la primaire de droite a mis du baume au cœur à droite, mais pas chez Les Républicains. Sarkozy tenait le parti, et il a été le grand battu. Pareil à gauche. On ne peut pourtant imaginer une démocratie sans partis. La situation instable actuelle risquerait de s’éterniser. Cette primaire n’est pas facilement compatible avec l’esprit de nos institutions. Elle a pour effet de dévaloriser le système présidentiel, d’en faire un épisode parmi d’autres de la lutte politique traditionnelle. 

Comment interprétez-vous cette tentation de grand coup de balai qu’on a vue ailleurs avec le Brexit ou l’élection de Trump ? 

Ce qui est commun, c’est le « essayons autre chose ». L’idée n’est pas de dire qu’il y a une meilleure solution ailleurs, mais d’exprimer un mécontentement. Il y a un air du temps. Aujourd’hui ce qui est surprenant, c’est quand il n’y a plus de surprise. 

Pourquoi ?

Il ne faut pas écarter l’idée qu’il y ait un jeu de la part de l’opinion. On imagine toujours le peuple comme grave, préoccupé seulement par ses intérêts. Mais la politique est aussi un jeu. Ce qui se passe aujourd’hui passionne l’opinion. Dans un pays qui a une tendance naturelle à la neurasthénie, le spectacle politique distrait beaucoup ! En revanche, cela n’a pas permis de recentrer la politique française sur l’essentiel. On aurait dû, après les déclarations de Donald Trump, mettre l’Europe au centre du débat. Or cela n’a pas été le cas, malgré les tentatives d’Emmanuel Macron. C’est pourtant la grande question de politique étrangère. Je tiens pour ma part à l’idée qu’il faut recommencer par une Europe à deux, France et Allemagne, comme d’ailleurs l’avait proposé en 1950 Robert Schuman. 

Quelles sont selon vous les perspectives de la gauche ?

On dit que les deux gauches sont irréconciliables, je ne crois pas que ce soit vrai. Il y a moins d’écart entre Macron et Mélenchon qu’il n’y en avait jadis entre Thorez et Guy Mollet. L’écart, alors, s’appelait l’Union soviétique, le communisme révolutionnaire, le bolchevisme. L’écart des positions – je ne parle pas des hommes, des partis, des passions – ne s’est pas accru, il s’est réduit. Mélenchon est un social-démocrate de gauche. C’est un keynésien qui dit que l’économie doit être relancée par la demande et non par l’offre. Il n’y a là rien d’incompatible avec le fameux discours du Bourget de François Hollande. Ce qui rend la situation si difficile à gauche, ce ne sont pas les écarts idéologiques mais l’incapacité de la social-démocratie à tenir ses promesses dans une période où le capitalisme est trop fort et le mouvement ouvrier trop faible. Voilà pourquoi des Mélenchon ou des Hamon disent : il faut en finir avec la social-démocratie. Mais laissez-les seuls et ils réinventeront cette social-démocratie, car il n’y a pas aujourd’hui grand-chose d’autre à inventer. Si la gauche se divise, ce sera sa faute. Ce sera moins le résultat de la situation, paradoxalement plus favorable à un rapprochement qu’à d’autres époques, que du rapport des forces qui depuis une vingtaine d’années joue en défaveur du salariat. La social-démocratie a payé les pots cassés par le stalinisme, ses difficultés remontent à l’effondrement du communisme. Il faut rester un peu marxiste : le rapport des forces, national et international, pèse autrement plus que la trahison de Hollande !

Marine Le Pen peut-elle bénéficier de l’envie d’essayer autre chose ?

Oui, il y a une envie de Marine Le Pen que la gauche nie avec acharnement. Son père avait un côté loup-garou, pas elle. Pas un mot dans son langage qui puisse faire penser qu’elle est fasciste. Elle est peut-être xénophobe, plutôt moins que Trump d’ailleurs, mais pas fasciste. Certains diront : elle le cache. Je ne le crois pas. En démocratie, on est toujours obligé de faire ce que l’on dit et de dire ce que l’on fait. Le fond de l’affaire est que le parti socialiste n’est plus un parti populaire, et Mélenchon guère davantage. À part une petite frange d’ouvriers un peu radicaux, un peu trotskistes, un peu révolutionnaires, l’essentiel de la clientèle de la gauche ce sont les nouvelles classes salariées, urbaines, diplômées, dont beaucoup sont à l’aise dans la mondialisation. La gauche a laissé le peuple partir vers Marine Le Pen, parce qu’elle ne savait tout simplement pas où le mener. Les bobos sont nombreux, ils forment une vraie classe sociale désormais, mais pour tous les autres, pour cette France périphérique qu’a décrite Christophe Guilluy et qui représente environ 40 % de la population, rien n’a été fait. J’ajoute que le volontarisme culturel de la gauche a laissé le peuple de côté ; l’insécurité culturelle est une réalité aussi forte que l’insécurité physique. Le problème n’est pas qu’économique, il est d’abord culturel.  

Propos recueillis par Éric Fottorino et sophie gherardi

 

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