Le cas est tellement bizarre que je ne peux pas croire que je sois le seul à être dans cette situation : venue de l’Ouest rural, très faiblement politisée, plus tout à fait chrétienne, je suis issu d’une famille qui déteste les fonctionnaires.

« Les grands commis du roi, de Sully à Maupeou » : c’est le titre d’une dissertation que j’ai rendue en hypokhâgne. J’ai peu de souvenirs de Sully, de Maupeou encore moins. Le premier conseillait Henri IV et portait une collerette. Sa statue, assise, décore les marches de l’Assemblée nationale. Hanter les lieux de pouvoir est un péché de jeunesse : j’étais en visite à Paris, ce jour-là. Si ma mémoire est bonne, j’étais en pleine rupture téléphonique et, à peine la statue contournée, il s’était mis à pleuvoir. Un député qui attendait son chauffeur à l’abri d’un porche a alors eu pitié de moi et m’a cédé sa place : c’était François Hollande. Si j’avais été cohérent avec mon désir enfantin de devenir président de la République, et si j’avais fait Sciences Po, comme le voulait mon père – la détestation familiale, presque inexplicable, de la fonction publique montrait là ses limites : on tolérait les notables et la magistrature –,  le moment aurait été macronien.

J’ai encore moins de souvenirs de Maupeou, sinon qu’il voulait réformer les parlements et que Louis XVI l’en avait empêché. Il avait alors eu un mot resté célèbre : « J’ai fait gagner au roi un procès qui durait depuis trois cents ans ; s’il veut le reprendre, il en est bien le maître. » Je tenais là, évidemment, la problématique de ma dissertation. Tout était bien sûr contenu dans l’énoncé du sujet et j’avais sagement répondu aux stimuli en donnant à l’exercice la forme d’une démonstration implacable qui établissait que la construction de l’État moderne était la grande affaire de cette période historique. J’évoquais, mélancolique, l’échec de la réforme de Turgot dans ma dernière sous-partie et ma conclusion finissait logiquement sur l’annonce inquiète d’une future révolution.

La Révolution française comme accident industriel d’un processus de modernisation inexorable : c’était à peu près l’historiographie classique. 1789 marquait moins l’échec du despotisme que celui de cette tentative pluriséculaire de constitution d’un État moderne. Plutôt que de prendre la Bastille, mes révolutionnaires, si j’avais commis l’erreur pardonnable d’un léger hors-sujet, n’auraient rien désiré d’autre que de devenir des fonctionnaires zélés d’un État efficace. 

Presque dix ans plus tard, alors que j’aurais échoué à devenir fonctionnaire en étant par trois fois recalé au CAPES de philosophie – la Maison des examens d’Arcueil, avec son effrayant plan en croix qui en fait le Fleury-Mérogis de la fonction publique, reste l’un des plus mauvais souvenirs de cette période de ma vie –, et que j’aurais décoré ma chambre avec une reproduction à l’échelle un du plan de Turgot, je finirais, presque par hasard, par réécrire cette vieille dissertation jacobine. Le texte, premier précipité de ce qui deviendra deux ans plus tard mon premier roman, racontait comment la France était devenue moderne, absolument moderne, grâce à l’action providentielle de sa grande fonction publique. 

L’analyse ironique du colbertisme allait devenir l’une de mes singularités d’écrivain. La structure de mes romans est à peu près toujours la même : un grand projet de modernisation avance au milieu d’intérêts opposés, derrière lesquels se dessine une sorte de constante anthropologique qui dépasse largement le clivage entre la droite et la gauche, et qui tient au fait que la France, pays prétendument moderne, serait en réalité une dyarchie archaïque opposant, depuis des siècles, une classe dirigeante aveugle à une haute fonction publique toute-puissante – les deux pouvoirs, évidemment, se méprisent, mais il arrive aussi, plus rarement, qu’ils parviennent à travailler ensemble. La France atteint alors son plein rendement : Grand Siècle, Belle Époque, Trente Glorieuses. 

En attendant, j’ignore pourquoi ma famille déteste autant la fonction publique. Comme il y a des familles de normaliens ou de polytechniciens, il y a des familles où rater le CAPES – c’est le cas également de ma sœur – doit être un rite d’apprentissage. J’ai une tante – une seule, sur une dizaine, et c’est une tante par alliance – qui était fonctionnaire aux impôts de Laval. Elle m’y a fait entrer quelques semaines, à ma sortie de khâgne. Je m’y suis beaucoup plu, contre toute attente. Ma tâche était simple : je devais ranger par couleurs les déclarations d’impôt des habitants de la Mayenne. Je ne sais pas si c’est dû à l’activité de classement, mais il m’a semblé alors que ma pensée n’avait jamais été aussi rapide, et j’ai écrit là-bas, à la cantine, mes premiers textes à peu près valides. Mon bonheur avait d’ailleurs alarmé mes amis. Mais mon contrat a heureusement pris fin, et j’ai poursuivi mes études. J’avais eu, pendant ces journées d’extase bureaucratique, un collègue qui était vaguement le sosie de mon grand-oncle Gérard, l’ancien curé de la paroisse de Vaiges – c’est dire à quel point ma famille avait peu à voir avec la modernisation de la France. Il faisait d’ailleurs à peu près le même métier que lui : il supprimait les avis d’imposition des contribuables dont il avait reçu l’avis de décès. 

Je ne vois qu’une explication rationnelle au mépris familial des fonctionnaires : nous sommes restés une famille d’Ancien Régime. 

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