Le chanteur Corneille a vécu son enfance et son adolescence au Rwanda. Il est âgé de 17 ans lorsqu’éclatent les massacres qui déciment sa famille. Il parvient à fuir le pays, gagne l’Allemagne, puis s’installe au Québec où sa carrière d’auteur-compositeur-interprète de R’n’B prend son essor en 2002 avec son premier album Parce qu’on vient de loin. Il a raconté son histoire dans le livre Là où le soleil disparaît (XO, 2016), dont ce texte reprend de larges extraits.

 

La lecture de Là où le soleil disparaît, la très belle et poignante autobiographie du chanteur Corneille, m’a remis en mémoire une confidence de François Mitterrand : « Savez-vous que les Tutsis massacrent aussi ? » Ce livre sort complètement du roman national imposé par le régime rwandais, avec d’un côté les bons Tutsis et de l’autre les méchants Hutus. Avec une lucidité douloureuse, Corneille constate que le pire et le meilleur ne respectent pas la barrière ethnique. Il commence par le meilleur, l’amour de sa mère hutue pour son père tutsi et celui de son père pour sa mère…

Et le pire commence le soir du 6 avril 1994. Corneille a entendu un bruit de tonnerre qui était en fait le crash de l’avion du président Habyarimana, abattu par les forces tutsies. Corneille, comme tout le monde à Kigali la capitale, sait que c’est le Front Patriotique Rwandais (FPR) qui a frappé l’avion. D’ailleurs, pendant quelques années, les gens du FPR tutsi s’en vanteront… Et l’horreur survient… Dans la nuit du 15 avril, vers deux heures du matin, la mère de Corneille entrouvre la porte de sa chambre et lui demande de se lever.

Il a peur. Il sort de sa chambre et croise un soldat qui le fixe sans dire un mot. Dans le salon, toute sa famille est assise, sa mère, son père, ses deux petits frères, sa petite sœur Delphine, sa nounou et le cuisinier. Un autre soldat, AK47 en mains, interpelle son père pour lui demander s’il cache des inyenzi (cafards), le terme injurieux et raciste pour désigner les Tutsis.

Le père de Corneille jure qu’il n’en cache pas et revendique haut et fort être un fidèle partisan du régime Habyarimana. Nous n’avons rien à voir avec ces parasites, souligne-t-il. Un gros mensonge parce qu’il croit avoir affaire à des Hutus, lui qui en réalité est membre de l’opposition et fait partie de la direction du Parti social-démocrate rassemblant des Tutsis et des Hutus modérés.

Le premier coup de feu éclate. J’entends mon père pousser ce cri qui résonnera en moi pour toutes les vies qui me restent. Corneille dans un réflexe de survie se cache derrière le divan. Les coups de feu s’enchaînent. Le sang de son frère Christian coule sur sa tempe… Il est le seul survivant.

Il n’y a aucun doute : mes bourreaux sont des sbires du FPR tutsi qui se sont fait passer pour des Hutus. Papa a fait une bourde. Il aurait dû dire la vérité. Qu’avons-nous donc fait au FPR pour être sur leur liste ?

Corneille va errer dans Kigali jusqu’au 25 mai, hébergé chez les uns et les autres, alors que tout près de lui les massacres succèdent aux massacres. Corneille s’éloigne de plus en plus de son quartier, mais il a un problème, comme lui explique un de ses copains. Il a les traits trop fins, notamment le nez, et risque d’être pris pour un Tutsi aux barrages tenus par les Interahamwe, les milices extrémistes hutues responsables des tueries contre les Tutsis.

Corneille décrit le passage d’un de ces barrages. Ses mots permettent de visualiser une scène qui s’est reproduite des milliers de fois pendant le génocide des Tutsis et des Hutus modérés du 7 avril au 4 juillet 1994, date de la prise de Kigali par le FPR. Il voit les militaires des Forces armées rwandaises (FAR) faire sortir des personnes des rangs des longues files de réfugiés pour les mettre en ligne au bord de la route. Le jeune Corneille affirme ne pas être effrayé après tout ce qu’il a déjà vécu. Il n’arrive pas à croire qu’il puisse finir bêtement dans une fosse commune uniquement parce qu’il a le nez fin et qu’il est grand et mince. Il gonfle son nez comme il le fait depuis un mois. Mes naso-labiaux ont pris du tonus, et je crois même qu’avec un peu d’effort je ne suis pas à l’abri d’un résultat plus permanent.

Le trieur le dévisage un peu trop longtemps. Inquiet, Corneille tente de gonfler davantage ses narines. Seigneur, donne-moi de la largeur au nez, là, maintenant, c’est le seul miracle que je te demanderai, après, on sera quittes.

 

La longue et pénible marche de Corneille vers l’ouest continue. Comme tous les Hutus – alors qu’il est tutsi – qui fuient le FPR, il cherche à atteindre Gisenyi, la dernière ville du Rwanda, avant de rejoindre Goma au Zaïre, aujourd’hui République démocratique du Congo. Il longe la tristement célèbre rivière Nyabarongo. Il voit des corps inertes flottant par centaines le long de la rivière. Des troncs humains, des bras, des jambes, emportés par le courant.

Il franchit plusieurs barrages. Au dernier, il est sauvé parce que le tueur l’a cru dans son camp. Corneille choisit ce moment pour se poser la question qui aurait semblé essentielle à d’autres, mais qui reste secondaire en ce qui me concerne : qui était responsable de la mort des miens ? Il refuse la propagande qui affirme qu’il n’y a que deux camps dans le conflit rwandais. Hutus d’un côté, Tutsis de l’autre. Et de sortir ses tripes pour dire que dans toute guerre, il n’y a qu’un camp… Il n’y a que l’homme d’un côté du front et l’homme de l’autre.

Corneille finit son voyage avec la malaria, comme bien des fuyards, qui tombent comme des mouches. Il quitte Gisenyi pour Goma où il prend l’avion pour Kinshasa. 

 

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