Elle a tout d’un dogme. Pas un jour ne passe sans que les médias ou les politiques n’en parlent. La sacro-sainte croissance nous est proposée comme seul moteur de l’économie et comme unique voie de sortie face à la crise, au chômage, aux inégalités, à l’austérité. Telle une oasis dans le désert, on nous la vend comme la promesse de jours meilleurs. As­soiffé, on adhère facilement à cette grille de lecture de la société sans réaliser ­l’ampleur de l’aveuglement collectif qu’elle génère. Ébloui, on en oublie même que le négatif a du bon dans la croissance. Le nettoyage d’un site pollué ? La construction d’une prison ? Autant de points de PIB gagnés !

Certains ne cessent pourtant de l’affirmer : il est possible d’offrir un autre modèle de société, porté par une autre vision de la croissance. Dans le paysage dévasté qu’ils contemplent, deux choses attirent leur regard : au premier plan, les ruines de Lehman Brothers, symbole de dettes devenues toxiques, de dépenses fiscales financées par des emprunts gouvernementaux ayant ajouté à la gravité de la crise et encouragé la protestation d’indignés de tous bords. En arrière-plan, des injustices ­sociales dont l’ampleur s’étend au ­milieu d’une nature amochée, de ­déchets à foison, de pollutions multiples, de ressources fossiles et de minerais dont les stocks s’amenuisent de manière alarmante.

Faisant fi de cette réalité, le modèle de croissance actuel devient chaque jour plus insoutenable. À ce rythme, la grogne sociale et la mise en danger de nos écosystèmes seront accompagnées d’effets encore plus dramatiques : accélération du changement climatique, désertification, inondations, famines et guerres.

Pour inverser la donne, ou a minima reconnaître qu’on ne peut croître à l’infini sur une terre aux ressources finies, plusieurs pistes se dessinent. La décroissance, d’abord, qui critique la consommation et l’aliénation à l’argent : certains de ses partisans rêvent ainsi de l’instauration d’un revenu inconditionnel d’existence, de l’extension des sphères de la gratuité pour les « bons usages », de taxes sur les mésusages (comme l’excès de consommation d’eau) et de développement de systèmes monétaires alternatifs (type monnaies locales). Mais les théoriciens de la décroissance peinent à servir la cause qu’ils défendent. Même Denis Meadows, auteur en 1972 du rapport sur Les Limites de la croissance, estime que le terme est « horrible » et « tellement négatif qu’il relève du suicide politique » (entretien accordé à Rue 89 publié le 21 juin 2012).

C’est sans doute pour cette raison que certains se sont mis à défendre l’idée d’une prospérité sans croissance. Parmi eux, l’Anglais Tim Jackson, auteur d’un rapport qui a fait grand bruit en Europe en 2009 : l’essentiel, pour lui, est de montrer qu’il est possible d’envisager une économie où les gens cessent de dépenser l’argent qu’ils n’ont pas pour des choses dont ils n’ont pas besoin. Pour cause : passé 15 000 dollars par an et par habitant, le niveau de bien-être moyen de la population d’un pays n’est plus associé à la satisfaction des besoins. L’argent ne peut pas tout et l’usage du PIB ne saisit pas la finesse de ce qui fait la prospérité d’une société. Tim Jackson dessine plusieurs perspectives où la finance délaisse la spéculation sur les denrées et les produits dérivés pour se concentrer sur les investissements à long terme, solides et durables (technologies propres, santé, éducation, logements moins énergivores, transports propres). L’entreprise réinvestit l’économie locale et fonctionne en symbiose avec les autres acteurs du territoire. Attentive à l’environnement, elle se soucie de la prospérité de l’humanité en cultivant une autre gouvernance. Elle participe ainsi d’une économie plus résiliente, où les flux de matières circulent sans épuiser de ressources supplémentaires, où le capital naturel est préservé et où la productivité du travail cesse d’être au cœur des préoccupations.

Nous touchons là un aspect important de la réflexion : remettre en cause la croissance, c’est ­remettre en cause notre vision de l’emploi et de la création de richesse. En France, l’économiste Jean Gadrey et le collectif FAIR portent ce débat depuis de longues années. Dans leur vision, une société qui privilégie le « mieux-être » au « plus-avoir » s’affranchit de l’impératif de productivité du travail ; elle crée des emplois sans croissance ni gains de productivité. Jean Gadrey l’explique ainsi dans son essai Adieu à la croissance, bien vivre dans un monde solidaire ­(Alternatives économiques / Les petits matins, 2011) : « Supposons qu’on remplace progressivement l’agriculture ­industrielle, avec ses innombrables dommages collatéraux sur l’environnement et sur la santé, par de l’agriculture biologique de proximité. À production identique en quantité, il faudrait approximativement 50 % d’emplois en plus. Les comptes nationaux actuels nous diront alors que la croissance est nulle (même quantité produite) et que la productivité du travail baisse. Pourtant, on aura créé de nombreux emplois, il y aura plus de valeur ajoutée agricole, et surtout la qualité et la durabilité de la production auront été bouleversées positivement. »

Le même raisonnement prévaut dans tous les secteurs d’activité. C’est pourquoi la comptabilité de l’économie postcroissance introduit de nouveaux indicateurs de prospérité à côté du PIB, afin d’évaluer la qualité et la durabilité des biens produits, tout comme leur capacité à « prendre soin » de l’homme, de l’environnement et du bien-être social. Tel était le sujet de la commission Sen-Stiglitz-­Fitoussi dont les recommandations sont tombées dans les oubliettes des autorités françaises. Un rapport tout récemment publié par l’Institut du développement durable (Sciences Po) montre pourtant que des pays comme l’Australie, le Royaume-Uni, l’Allemagne, le pays de Galles ou la Belgique (notamment la Wallonie) ajoutent maintenant d’autres indicateurs à leur tableau de bord… 

Mais attention : les emplois générés n’assurent pas ici un retour du plein-emploi ; du reste, l’économie postcroissance permet à chacun de vivre dans de bonnes conditions, même sans emploi. En ce sens, la thèse développée par Jeremy Rifkin dans La Société du coût marginal zéro (traduction à paraître en 2014 aux Liens qui libèrent) laisse penser que les économies occidentales sont en train de s’engager malgré elles dans cette voie, via l’essor de l’économie du partage : « en privilégiant l’accès sur la propriété, les consommateurs qui ­décident de ne payer que le temps limité où ils utilisent une voiture, une bicyclette, un jouet, un outil ou un autre article, font baisser le PIB. Simultanément, puisque l’automatisation, la robotique et l’intelligence artificielle remplacent des dizaines de millions de travailleurs, le pouvoir d’achat des consommateurs sur le marché ne cesse de diminuer, ce qui réduit aussi le PIB », explique l’économiste. Pour lui, nous assistons à la lente agonie du système capitaliste et à l’essor de collaborative commons (« communaux collaboratifs ») : le bien-être économique se mesurera bientôt moins par l’accumulation du capital financier que par la constitution du capital social.

En attendant une chose est sûre : dans une économie en burn-out, le thermomètre du PIB ne suffit plus pour juger de la santé de l’économie. Réconcilier l’économie avec la société et l’environnement, c’est offrir aux consommateurs la possibilité de ­s’accomplir autrement, de refaire société et de sortir de l’économie matérialiste qui nous est proposée, des panneaux 4 × 3 au papier glacé en passant par les écrans plats. À l’image du « bonheur intérieur brut » utilisé depuis plusieurs décennies au Bhoutan, l’évaluation de la qualité de vie pourra ainsi doucement remplacer celle de la qualité des produits. 

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