BERLIN. Et si l’argent faisait le bonheur ? Astrid est formelle : depuis qu’elle a fait l’expérience du revenu universel, sa vie a changé de manière radicale. « Je suis bien plus heureuse maintenant », confirme cette Allemande de 53 ans, dont un large sourire éclaire le visage. Pendant un an, elle a reçu mille euros chaque mois dans le cadre d’une expérimentation sur le revenu de base. Une somme qui est venue compléter son maigre salaire, et qu’elle pouvait utiliser librement, sans contrepartie. Mais l’important n’était pas l’argent proprement dit, précise-t-elle, mais plutôt le déclic qu’il a provoqué en elle : « J’ose maintenant prendre des risques. Je me sens plus courageuse et plus confiante. »

Il y a une dizaine d’années, Astrid a fait l’expérience de la précarité. « Du jour au lendemain, mon mari a décidé de ne plus subvenir à mes besoins », raconte cette femme, aujourd’hui divorcée. Mère de famille, elle avait renoncé à sa carrière pour pouvoir élever ses trois enfants. À 40 ans, sans réelle expérience, trouver un bon travail s’est avéré très compliqué. Elle a dû renoncer aux grands projets : seul le quotidien comptait. 

Lorsqu’en décembre 2015, elle retrouve une sécurité financière en recevant son premier chèque, elle n’hésite pas à « essayer plus de choses ». Sa vie se transforme progressivement et prend un tournant qu’elle n’avait pas anticipé : en adoptant un mode de vie plus écologique, elle finit par abandonner sa voiture au profit d’un vélo, et par se séparer de son appartement, qu’elle estimait louer trop cher. En attendant de trouver un logement au loyer plus raisonnable, elle a posé ses valises chez une amie la semaine, et chez son petit ami le week-end. « Percevoir un revenu universel m’a fait réfléchir à la valeur de l’argent et à sa place dans la société », explique-t-elle. 

Comme la plupart des autres bénéficiaires de cette expérience, Astrid travaille davantage aujourd’hui. Après avoir pris des cours pour se perfectionner dans son métier de coach de vie, elle s’est lancée dans une nouvelle formation, celle d’officiant laïque (maître de cérémonie pour les enterrements civils). Elle ne touche plus le revenu universel depuis décembre dernier, mais chaque cérémonie qu’elle célèbre lui rapporte trois cents euros et « beaucoup de satisfaction ». « Ce qui m’a rendue très heureuse, ajoute-t-elle, c’est de participer à un grand projet social, de contribuer à apporter du changement dans notre monde. »

En Allemagne, cette tentative de changement est portée par une initiative citoyenne baptisée Mein Grundeinkommen, qui signifie « mon revenu universel ». Lancée il y a un peu plus de deux ans par quatre trentenaires, l’entreprise compte aujourd’hui une quinzaine de membres. « On n’avait pas d’attente particulière, explique la directrice générale, Amira Jehia, 31 ans. On voulait voir à quoi ressemblerait une société dont les membres n’auraient pas pour première préoccupation de subvenir à leurs besoins fondamentaux. » 

Installée au quatrième étage de l’Agora, un petit bâtiment de coworking à Berlin, la jeune équipe lève des fonds sur sa plateforme de crowdfunding afin de financer le plus grand nombre d’allocations possible sur une base annuelle. Chaque mois, près de 100 000 euros sont récoltés auprès de 60 000 donateurs, dont 25 000 réguliers. Connu surtout dans les grandes villes, le projet décolle depuis que le revenu universel est redevenu un sujet de débat politique en Allemagne et dans le reste de l’Europe : « Les dons augmentent d’environ 2 % à chaque apparition télévisée », se réjouit Amira. Certains proviennent de Suisse, d’Autriche, de Belgique.

Entre quatre et cinq nouveaux candidats sont sélectionnés chaque mois par tirage au sort. Sur les 350 000 personnes inscrites sur le site, 72 ont déjà pu bénéficier du revenu de base. Ils sont artistes, étudiants, chômeurs, architectes et, pour une poignée d’entre eux, âgés de moins de 20 ans. La procédure est simple : indiquer son adresse e-mail. Aucune limite d’âge n’a été fixée. Robin, l’un des plus jeunes gagnants, avait sept ans lorsqu’il a remporté la loterie en décembre 2015.

Deux ans après le début de l’expérimentation, les conclusions sont très satisfaisantes : les bénéficiaires travaillent davantage, tout en étant moins angoissés, plus heureux et plus entreprenants. Le revenu de base s’est montré particulièrement avantageux pour les femmes, qu’elles soient mariées ou célibataires, mères au foyer ou travailleuses. 

À l’échelle européenne, l’Allemagne fait partie des pays les plus inégalitaires en matière d’écart salarial entre les sexes. Les femmes gagnent environ 22 % de moins que les hommes (en France, l’écart est d’environ 15 % selon Eurostat). Bien que les Allemands soient de plus en plus nombreux à prendre un congé parental, la tradition a la peau dure : la majorité des Allemandes continuent de s’occuper des enfants. 

Olga, infirmière à mi-temps et mère de famille, n’a jamais été à l’aise avec le fait de dépendre du salaire de son mari. À ses yeux, l’éducation des enfants et la prise en charge des parents âgés sont un travail comme un autre. Le problème est que « ce travail bénévole n’est pas reconnu socialement, ni compensé financièrement ». En s’inscrivant à la loterie, elle espérait rompre avec ce sentiment désagréable d’inégalité et pouvoir décider plus légitimement des dépenses de sa famille. Amira partage son avis : « Nous continuons à être définis socialement par notre salaire. Mais ce n’est pas ça, le xxie siècle. » 

Comme dans le reste de l’Europe, les Allemands redoutent l’impact de la robotisation sur leurs emplois. Katrin, graphiste et mère célibataire, est inquiète. « Des études en Allemagne affirment que 59 % des emplois vont être touchés dans les quinze prochaines années ! » dit-elle. Elle a profité de son revenu universel pour suivre une formation et travaille désormais auprès des entreprises. Elle a développé une méthode pour réduire le stress en l’espace de cinq minutes. « La peur de perdre son travail est l’une des causes principales du stress qui est lui-même responsable d’un grand nombre de maladies aujourd’hui, explique-t-elle. Et ce stress va empirer dans les années à venir, il faut s’y préparer. »

L’équipe de Mein Grundeinkommen et ses « cobayes » sont convaincus : viendra un jour où il ne sera plus possible de se passer du revenu universel. Il reste à savoir de quelle manière l’instaurer. Doit-il rester une initiative citoyenne ou être financé par l’État ? Quel devrait être son montant ? Faut-il fixer une limite d’âge ? Pour l’équipe de Mein Grundeinkommen, la priorité aujourd’hui est de faire connaître le concept le plus largement possible et de « replacer le débat au niveau des individus », et non plus seulement des entrepreneurs et des politiques. Ce n’est qu’ensuite que le dispositif pourra être mis en pratique de manière plus globale.

Susanne Wiest soutient l’initiative. Cette militante est connue pour avoir lancé une grande pétition en faveur du revenu de base en 2008. En l’espace de deux mois, 50 000 signatures avaient été recueillies, provoquant un bug au niveau du serveur du parlement allemand, le Bundestag. Anciennement membre du Parti des pirates allemands, elle vient de rejoindre le Bündnis Grundeinkommen, un nouveau parti dont l’unique objectif est d’instaurer le revenu universel à l’échelle nationale. Selon elle, les managers et autres gestionnaires qui soutiennent le salaire universel réfléchissent en termes d’économie. Ils y voient uniquement un moyen de relancer la croissance. « Que le revenu universel soit meilleur pour l’économie, soit. Mais il est surtout meilleur pour nous en tant qu’êtres humains », insiste-t-elle. Voilà pourquoi Susanne Wiest soutient qu’« il est important que le sujet soit débattu au sein du peuple ». 

L’initiative, aujourd’hui bien connue des Berlinois, n’a pas encore fait son chemin jusque dans les campagnes. Atteindre la population rurale est la mission que s’est fixée l’équipe pour les prochains mois. Elle ne compte pas pour autant s’arrêter aux frontières de l’Allemagne. Bien que le tirage au sort soit ouvert aux citoyens du monde entier, un seul étranger a tenté sa chance à ce jour. « Vous aussi, Français, vous pouvez vous inscrire ! » encourage Amira. Le site aura bientôt sa version en anglais. 

À l’Agora, le revenu universel n’a plus rien d’un fantasme. « Chaque grand bouleversement sociétal a commencé par être une utopie, raconte la jeune femme. Mais après, vient la concrétisation. Et c’est dans cette étape que nous nous trouvons aujourd’hui. » 

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