Je trace, tout seul, dans mon cagibi d’ingénieur, le plan,
J’élabore le projet, tout isolé ici,
Éloigné même de qui je suis.

À côté, accompagnement banalement sinistre,
Le tic-tac crépitant des machines à écrire.

Quelle nausée de la vie !
Quelle abjection, cette régularité !
Quel sommeil, ce mode d’être ainsi !

Autrefois, quand j’étais autre, c’était châteaux et chevalerie
(illustrations, peut-être, de quelque livre d’enfance),
Autrefois, quand j’étais véritable pour mon rêve,
C’était les grands paysages du Nord, explicites de neige,
C’étaient les grandes palmeraies du Sud, opulentes de verts.

Autrefois…

À côté, accompagnement banalement sinistre,
Le tic-tac crépitant des machines à écrire.


Nous avons tous deux vies :
La véritable, qui est celle que nous avons rêvée pendant l’enfance,
Et que nous continuons à rêver, adultes, sur fond de brume ;
La fausse, qui est celle que nous vivons dans la vie partagée avec d’autres,
Qui est la pratique, l’utile,
Celle dans laquelle on finit par nous mettre dans un cercueil.

Dans l’autre il n’y a pas de cercueil, pas de mort.
Il n’y a que les illustrations de l’enfance :
De grands livres colorés, pour voir, pas pour lire ;
De grandes pages de couleurs pour s’en souvenir plus tard.
Dans l’autre nous sommes nous-mêmes,
Dans l’autre nous vivons ;
Dans celle-ci nous mourons, c’est là ce que vivre veut dire.
En ce moment, aux prises avec cette nausée, je ne vis que dans l’autre…

Mais à côté, accompagnement banalement sinistre,
Si déméditant, je tends l’oreille,
Le tic-tac crépitant des machines à écrire hausse le ton. 

 

 

Arthur Rimbaud nous a expliqué que « le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’hommes ». L’œuvre de Fernando Pessoa nous rappelle que, de tels combats, on peut les perdre. Le poète portugais a multiplié proses et vers, attribués à différents noms et personnalités – ses hétéronymes. Plus qu’un jeu, c’était une façon de donner une place à cette légion de possibles en lui. À sa mort, on a découvert une grande malle dont on extrait les chefs-d’œuvre depuis près d’un siècle. Parmi ceux-ci, la plupart des derniers poèmes d’Álvaro de Campos. Il s’agit d’un des doubles les plus célèbres de l’écrivain : l’auteur de l’Ode maritime, émule de Walt Whitman, qui chanta dans sa jeunesse la beauté violente des villes et des machines. Ses vers longs et lyriques accumulaient les onomatopées. C’était alors un auteur-personnage qui voulait tout vivre, ou plutôt être tout, l’envers de son créateur, plus timide. Mais Dactylographie date de 1933. Si Fernando Pessoa poursuit ses recherches ésotériques et nationalistes, s’il rêve toujours de devenir un surhomme, la désillusion et la fatigue se font sentir. Et même dans les poèmes du tonitruant Campos, dont « l’âme s’est brisée ainsi qu’un vase vide ». Alors que les discussions politiques portent sur le revenu universel et la valeur du travail, demandons-nous si nous saurions remplir notre temps libre. Ou, s’il nous faut, avant de prendre notre envol, apprivoiser notre moi dilettante : ces « produits romantiques » que nous sommes. 

 

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