« Tu es des nôtres. Les autres, c’est l’ennemi. Voilà l’Arché-texte de l’espèce humaine, archaïque et archipuissant. Structure de base de tous les récits primitifs, depuis La Guerre du feu jusqu’à La Guerre des étoiles. » Je me permets de citer ce petit extrait de mon essai L’Espèce fabulatrice car, avec l’accession de Donald Trump à la présidence, les États-Unis – pays auquel nous devons la formulation des plus belles valeurs de notre civilisation – ont choisi d’en revenir à ce raisonnement primitif.

Lorsqu’un trait se manifeste de manière constante en une espèce animale, on s’interroge sur la manière dont il a contribué à la survie de cette espèce. L’Arché-texte a clairement favorisé la survie des humains primitifs : dans un monde où la nourriture était rare et les dangers innombrables, il fallait coûte que coûte s’attacher au nous et percevoir les eux comme des ennemis potentiels. Cela vaut pour tous les grands primates mais, plus fragiles que les autres, les humains ont fabriqué des récits simples qui justifiaient, prolongeaient et renforçaient la grégarité et la méfiance innées.

Jadis indispensable, la paranoïa fait donc partie de notre bagage neuronal ; c’est pourquoi elle perdure alors même qu’elle est devenue contre-productive. Trump a su faire appel à ce mécanisme narratif paranoïaque, réflexe quand on se sent menacé, tout comme saliver en voyant des aliments quand on a faim. Dites aux humains que ce à quoi ils tiennent plus que tout est menacé par des hordes de sauvages, vous les verrez se rallier spontanément autour d’un chef, un homme qu’ils croient capable de les protéger.

Écoutons la pensée de Nuon Chea, le « Frère numéro 2 » du Kampuchéa démocratique, interviewé des années après la chute des Khmers Rouges dans le documentaire Enemies of the People : « On a gagné la guerre, on a battu l’ennemi, mais ensuite on a été vaincu. » Ou, après avoir regardé à la télévision la pendaison de Saddam Hussein : « Malgré son arrestation, il a montré qu’il était un gagnant, pas un perdant. » Lancinante comme une rengaine, rassurante comme une berceuse, la syntaxe du président élu américain n’est pas plus élaborée. C’est une syntaxe à la portée de tout enfant de quatre ans, surtout si, américain, cet enfant a été gavé depuis la naissance de dessins animés et de jeux vidéo.

L’Arché-texte répugne à prendre le temps, à réfléchir, à s’interroger sur les causes et effets. Il n’a que faire de l’histoire qui, quoi qu’on en ait, grouille de paradoxes. C’est un discours de l’instantané et de l’absolu. La vie est simple : ou l’on gagne, grimpe, monte, domine – et c’est bien – ou l’on perd, dégringole, descend, se soumet – et c’est mauvais. Jamais on ne cherche à comprendre pourquoi sa chance a tourné ; c’est forcément la faute à l’ennemi. Nos propres erreurs, mauvais choix et déprédations sont effacés et oubliés au fur et à mesure. Toute empathie avec ceux qui ne sont pas nous ou nos amis est rendue difficile, voire délinquante. L’Arché-texte fracasse les valeurs mêmes dont s’enorgueillit l’Occident (parfois à juste titre) : l’universalisme, l’entraide, les droits de l’individu. 

Depuis la nuit des temps, les grands auteurs littéraires montrent la faiblesse des assoiffés de pouvoir, les dangers de l’hubris, l’étroit maillage en nous du bien et du mal, les contradictions irréductibles de l’âme humaine. Mais les fidèles de l’Arché-texte conspuent les « élites » et les « intellectuels ». Alors que le réel dont ils s’occupent est totalement imprégné de fictions (la supériorité innée des États-Unis, l’innocence inentamable de ce pays, l’égalité des chances qui y règne, la place préférentielle qu’il occupe dans le cœur de Dieu, la haute tâche que Celui-ci lui a confiée pour apporter la liberté au reste du monde, et ainsi de suite), ils considèrent qu’ils n’ont rien à apprendre de ces « rêveurs ». 

Oui, c’est important : une majorité des Américains ignorent tout de la littérature américaine, sans parler de celle des autres pays. Cela se voit, en ce début du XXIe siècle, à la mort des librairies indépendantes aux USA. Même les grandes chaînes ne survivent que grâce à la vente de mille « produits » autres que le livre. On ne sache pas que M. Trump ait déjà consacré une heure de son temps à la lecture d’un roman ; du coup, on voit mal comment, sous son égide, la culture pourrait promouvoir des valeurs qui ne soient pas manichéennes et infantiles comme dans American Sniper de Clint Eastwood. 

Visuellement, l’entourage du président milliardaire est d’une pauvreté effrayante. C’est un monde primitif au sens de primaire, un monde où tous les hommes sont blancs et forts, toutes les femmes, blanches et belles (à condition de trouver belles les poupées Barbie), où se parle une seule langue et où règne la seule force, celle de l’argent conjuguée à celle des armes. Au fond, il y a un mot pour cela : la jungle. L’effrayant, c’est d’assister à la naissance d’une jungle au milieu d’un pays si riche en traditions culturelles.

Mais pour avoir le droit de critiquer l’Arché-texte, il faut prendre soin d’en sortir soi-même, c’est-à-dire de chercher à le comprendre. Et voici la terrible leçon des élections de novembre 2016 : la nuance exige un certain niveau de confort et de sécurité. Comme dans les années 1930 en Allemagne (« patrie de Goethe et de Heine », selon le poncif de rigueur), c’est la partie fruste et frustrée du pays qui a élu le chef de meute susceptible de ressusciter l’Arché-texte. Ni le grand art ni la générosité politique ne peuvent surgir d’un milieu humilié et déprimé, où règnent chômage, violence et angoisse du lendemain. 

À bon entendeur salut. 

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