À quand feriez-vous remonter la première mondialisation ?

Il n’y a mondialisation qu’à partir du moment où un État étend son influence sur 360 degrés. Rappelez-vous la formule de Charles Quint, qui règne de 1516 à 1556 : « Sur mon empire, le soleil ne se couche jamais. » La première mondialisation arrive précisément à la fin du xve siècle, durant la période des années 1492-1520. Cet empire universel est le fruit des explorations maritimes espagnoles et portugaises engagées à l’issue de la victoire sur le royaume de Grenade (2 janvier 1492) qui a scellé la grande confrontation entre l’Islam et la Chrétienté. Toute l’énergie libérée va d’une certaine manière être transférée dans la conquête de l’Amérique espagnole et plus tard dans la circumnavigation impulsée par Magellan. Le pape espagnol Alexandre VI, dans une bulle de 1493, donne au roi de Castille et de Léon une mission d’évangélisation des habitants des îles et des continents à découvrir. C’est le premier document de partage du monde : « En vertu de l’autorité du Dieu tout-puissant que nous avons reçue par le bienheureux Pierre, nous donnons, concédons, transférons à perpétuité, aux termes des présentes, ces îles et ces continents, avec toutes leurs dominations, cités, places fortes, lieux et campagnes, droits et juridictions, à vous et à vos héritiers et successeurs… » Le pape est le maître du monde connu.

Puis le monopole espagnol est brisé par les Portugais. L’Empire portugais s’appuie sur le Brésil, l’Afrique et les Indes. L’Empire espagnol s’étend aux Philippines, au Mexique et à toute l’Amérique ibérique. C’est la première mondialisation.

Comment réagit la France ? Nous pensons à la formule célèbre de François Ier : « Je voudrais bien voir la clause du testament d’Adam qui m’exclut du partage du monde. »

François Ier refuse cette mise à l’écart. Le pape précise dans ce contexte que toute terre nouvelle découverte par un roi chrétien sera sienne. François Ier se lance alors dans la guerre de course avec ses corsaires et dans la conquête de ce qui va devenir le Canada. C’est l’histoire de Jacques Cartier. Mais ce qu’il faut retenir – je raisonne en géographe et en historien – tient en trois points. Premièrement, tous les empires précédant l’empire de Charles Quint sont des empires régionaux, même si chacun, parce que le monde est alors mal connu, croit être au cœur du monde. Deuxièmement, la mondialisation est une affaire occidentale de 1492 à l’entrée de la Chine dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2001. Toutes les expéditions, toutes les explorations de par le monde – en direction de l’Arctique, de l’Antarctique ou de l’Afrique – sont occidentales. Pour mémoire, celles du Chinois Zheng He, dans l’océan Indien, furent stoppées net de l’initiative même de la Chine, sans conquête territoriale. Troisièmement, la logique profonde de cette première mondialisation est idéologique, religieuse. C’est au nom du christianisme, de l’évangélisation que l’on colonise. Puis progressivement, à partir du xixe siècle, au nom de la supériorité de la civilisation européenne, puis de la démocratie libérale et du libre-échange, enfin des droits de l’homme, que j’appelle la vraie foi à propager, par la force ou l’influence. Tels les Américains en Irak en 2003.

Après la période des grandes conquêtes, quelles sont les étapes suivantes ?

Une deuxième mondialisation dominée par les Britanniques débute au xixe siècle, avec de nouveaux moyens techniques. On passe de la caravelle et de la boussole – l’ère de la circumnavigation – à la navigation à vapeur à partir de 1850. La navigation devient beaucoup plus précise grâce à la cartographie d’une partie des fonds marins. À cela s’ajoute le télégraphe électrique entre Paris et Londres – les deux principales Bourses – en 1852. Jusqu’en 1914, l’économie sera extrêmement ouverte. La France est alors le premier client de l’Allemagne, et réciproquement.

Comment définissez-vous la troisième mondialisation ? 

C’est une mondialisation américaine dont je situe le début entre 1978 et 1991. Retenons quelques étapes fondamentales. D’abord, le voyage du dirigeant chinois Deng Xiaoping aux États-Unis, en 1978, au cours duquel on le voit partout arborer un chapeau texan. Il a tout compris. Son pays adopte l’économie de marché – à la mode chinoise, sans ouverture politique. Ensuite, dans les années 1980, Ronald Reagan et Margaret Thatcher dérégulent le marché puis, après l’échec des formules politiques hors monde, le marché englobe les anciens espaces soviétiques. C’est l’ère de l’extension du domaine du marché. Enfin, l’OMC fixe des règles de sécurité juridique pour le commerce international.

Quels sont les principaux outils de cette nouvelle mondialisation ? 

Je citerai l’Internet et les conteneurs. L’Internet irrigue le monde entier grâce aux satellites et à un réseau de fibres optiques sans précédent. On compte actuellement 321 câbles sous-marins reliant entre eux tous les continents. Les principaux axes sont Londres-New York, Los Angeles-Tokyo, Marseille-Alexandrie, la route des Indes, le grand tour de l’Afrique. Soit un million de kilomètres de câbles sous-marins. La révolution du conteneur, dans les années 1990, a permis aux coûts de transport de baisser continûment. 

La mondialisation aujourd’hui nous fait vivre dans un monde connecté ; c’est un processus constant d’interconnexions. Avec des lieux où se trouvent des donneurs d’ordres et des lieux d’exécution ; des centres et des périphéries…

Mais ne sommes-nous pas entrés dans un cycle de démondialisation ?

La « démondialisation » qui s’amorce est en réalité une désoccidentalisation de la mondialisation. La seule force capable de mener cette offensive, c’est la Chine qui utilise les techniques de l’économie libérale. Il n’y a donc pas de démondialisation au sens propre. Nous assistons à la perte du monopole occidental de la mondialisation. D’où ce sentiment de malaise en Occident, le sentiment d’un déclin parce qu’on ne maîtrise plus tout. Le monde dans lequel nous vivons ne correspond plus au monde tel que nous l’avons étudié dans nos livres de géographie. Les Chinois font mieux que nous avec nos outils !

Comment procède la Chine ?

Elle raisonne sur le long terme en se fixant des échéances. Les Chinois sont les seuls à avoir une vision et à utiliser tous les moyens de la mondialisation pour s’imposer. Pékin le prouve en créant de nouvelles institutions comme la Banque d’investissement dans les infrastructures de Shanghai. Ce n’est pas pour rien que l’on peut redouter un choc entre Donald Trump et la Chine. C’est inscrit dans l’histoire. Une puissance ascendante veut sa place au soleil. Un quatrième cycle de mondialisation est en train de s’ouvrir, multipolaire. La Chine en devient, avec nos moyens, le grand acteur et s’affirme comme un prescripteur, un producteur de normes. C’est ce que j’appelle une grande émancipation – au même titre que la décolonisation. La Chine est en train de briser le monopole américano-occidental sur le monde.

Pourquoi parle-t-on aujourd’hui autant de démondialisation ?

Gordon Brown a été le premier en Europe à l’évoquer en 2009, au forum de Davos, pour s’en inquiéter. Il considérait que la réaction des États n’était pas assez vigoureuse pour endiguer la crise financière des subprimes provoquée par l’avidité des banquiers de New York. Arnaud Montebourg a repris le concept en le détournant. Il faudrait oublier ce terme, c’est un slogan ! Autrefois on aurait dit anticapitalisme. La démondialisation est confondue avec la réindustrialisation. Un phénomène positif qui existe en Allemagne ou en Suède. Ces pays n’ont pas démondialisé. Ils ont reconstruit leur tissu industriel sur de nouvelles bases.

Quelles sont les raisons de la demande d’une démondialisation ?

Le chômage, la dérégulation et ses conséquences, les attentats et surtout les images diffusées des attentats, les flux migratoires produisent un retour de la demande de souveraineté. Le terrorisme débouche sur un besoin de protection, ce que j’ai appelé le retour des frontières. Cette exigence de plus d’État est patente en Europe et aux États-Unis. C’est une réponse face aux différents excès constatés depuis 2008.

Ce besoin qui s’exprime est-il de l’ordre du fantasme ?

Non. La part de fantasme porte plutôt sur la difficulté d’accepter la fin de la domination de l’homme blanc. Nous vivons mal le développement des autres. Dit brutalement, on préférait le tiers-monde et les œuvres de charité. On observe aussi une contradiction, surtout en France : les producteurs ont intérêt à bénéficier de marchés locaux, régionaux, nationaux, et les consommateurs à acheter à meilleur coût des produits internationaux. À Noël, c’est la ruée sur les jouets chinois, aux dépens des jouets en bois fabriqués dans le Jura !

Peut-on réellement assister à un retour en arrière de la mondialisation ?

Oui, pour au moins deux raisons. D’abord, les périodes de guerre sont propices à ces retours en arrière. 1914 en est l’illustration. Un monde démondialisé, c’est un monde en guerre. Je le dis en référence à François Mitterrand qui avait exprimé sa conviction en 1995, dans son dernier discours au Parlement européen de Strasbourg : « Le nationalisme, c’est la guerre. » Des coups d’arrêt à la mondialisation sont ainsi prévisibles. Il y aura des frictions entre les États-Unis et la Chine. Les Américains imposeront des droits de douane aux produits chinois. Il peut y avoir des décisions de protection justifiées de la part de Washington et de Bruxelles sur l’acier. Ou des décisions exagérées entraînant des réactions en chaîne d’autant plus importantes qu’un monde interconnecté est aussi un monde interdépendant. On assiste déjà en tout cas à une contraction du commerce mondial, qui croît moins vite que la croissance.

Ensuite, les sanctions sont un autre mode de démondialisation. Une sanction, c’est mettre un pays hors monde, le faire sortir du monde connecté interdépendant. On punit. L’Iran, la Russie ; hier, l’Afrique du Sud. Il s’agit d’une démondialisation imposée, circonscrite et moralisante. Attention, les sanctions rendent les sociétés plus intelligentes. Voyez l’exemple des Iraniens qui ont créé leur propre Internet.

Ce ne sont pas les seuls…

Internet produit à son tour des frontières. Ainsi la Chine est, avec Baidu, hors Google. Et dans la plupart des pays arabes, en Russie ou en Corée du Nord, les contenus d’Internet sont contrôlés. Prenez par ailleurs les espaces géographiques où les câbles de fibres optiques arrivent – Alexandrie, Marseille, la Bretagne, l’Irlande, l’est des États-Unis, Singapour –, tous ces lieux sont fragiles et espionnés. Une rupture peut survenir.  

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO et LAURENT GREILSAMER

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