Le 13 décembre 2016, 

La Syrie est devenue le tombeau de notre conscience et le symbole de notre faillite morale : nous avons communément cessé de compter les centaines de milliers de morts, blessés et disparus, les crimes de guerre, les bombardements à l’arme chimique, les millions de réfugiés, les résolutions bloquées à l’ONU, les villes assiégées, etc. 

Depuis novembre, l’armée syrienne et ses alliés pilonnent Alep-Est. Je ne sais plus combien d’hôpitaux ont été détruits, reconstruits, avant d’être bombardés de nouveau, forçant patients et personnel médical, sous le regard médusé de la communauté internationale, à se réfugier dans des cliniques dénuées du matériel médical le plus essentiel. 

C’est un enfer sur terre : les photos et vidéos qui nous parviennent ne peuvent ni rendre compte de l’ampleur de l’horreur, ni rendre justice au travail des médecins, ces trente derniers médecins d’Alep-Est. Ils me sont devenus précieux. Il ne m’était en effet plus possible de poursuivre ma mission humanitaire directement en Syrie ; c’était donc auprès de ces héros discrets que j’allais tenter d’être utile. Pendant plusieurs semaines, j’ai échangé avec Malaïka, Omar, Hatem et Khaled au sujet de leurs conditions de travail, de leurs patients, des techniques médicales, des élections américaines ou encore des magasins à la mode de Paris. Pendant plusieurs semaines, je leur ai dit mon admiration et mon souhait que l’Histoire ne les oublie pas ; aujourd’hui, je n’ai plus de nouvelles de Khaled, d’Hatem, et je guette fébrilement l’émoticône « pouce levé » que m’envoie Omar, chaque jour, pour me signifier qu’il est toujours debout.

Omar est le dernier neurochirurgien d’Alep-Est. Au fur et à mesure que les avions syriens et russes détruisaient ses salles d’opération, il a changé d’hôpital. Jusqu’au jour où il a été forcé, après un déluge de feu et d’acier, devant le carnage et le flux des blessés, d’opérer à la chaîne, à même le sol, d’ouvrir des boîtes crâniennes, d’ôter sans imagerie éclats et œdèmes. « Comme un chirurgien de guerre », m’a-t-il écrit ce soir-là. Ce soir-là, à bout de nerfs et de fatigue, il a ajouté : « Le monde entier nous a laissés tomber. »

Khaled, son collègue chirurgien maxillo-facial – « mais je fais aussi quelques consults de stomato », m’a-t-il écrit un jour, comme une boutade –, m’a dit au revoir jeudi dernier, à 2 heures du matin. Il faisait une dizaine d’opérations par jour, sans repos, pour l’essentiel de graves traumatismes faciaux ; chaque jour, il commençait notre discussion par ces mots, qu’aucun chirurgien en temps de paix n’utiliserait : « Je sors de la boucherie, je ne vois rien d’autre que la mort ici. » Il attend l’ouverture de corridors humanitaires sécurisés afin de quitter la ville, avec sa famille ; d’ici là, il se réfugie de maison en maison, craignant par-dessus tout, comme nombre de ses collègues, la répression du régime, illustrée par le rapport César, qui pourrait s’abattre sur eux, restés à donner des soins en zone rebelle et considérés dès lors comme des terroristes. 

Il y a aussi Hatem, le dernier pédiatre, et Malaïka, son infirmière. Leur dévouement auprès des douze petits prématurés, sortis des couveuses après un bombardement russo-syrien, avait marqué le monde entier, comme les larmes de Malaïka, serrant le plus jeune d’entre eux, atteint de méningite, dans ses bras. Ils ont gardé avec eux pendant plusieurs jours, dans des cliniques de fortune, puis chez eux, les bébés les plus mal en point. La semaine dernière, alors que l’armée de Bachar Al-Assad avançait vers sa maison, le Dr Hatem a dû laisser tout son matériel derrière lui ; il confiait ses larmes et ses regrets, mais s’était résolu à rejoindre, en bus vert, la zone gouvernementale. Après deux jours de silence, il m’a écrit : « J’ai changé d’avis. Je resterai jusqu’à ce que le dernier enfant soit évacué de cet enfer en toute sécurité. » 

Je n’oublierai pas non plus ces médecins d’Alep-Ouest, que j’ai rencontrés lors de mes missions humanitaires, et qui, eux aussi, ont été victimes de ce conflit atroce. Mon ami Ahmad, chirurgien ophtalmologiste, disait ne soutenir aucun camp. Je l’avais surnommé Jacques Prévert, parce qu’opérant un petit garçon qui avait reçu une balle de sniper en pleine tête, pulvérisant son globe oculaire, il m’avait dit, dans son français teinté d’accent exotique : « Mais quelle connerie, la guerre ! » Un jour, Jacques Prévert ne m’a plus écrit ; il avait été arrêté par la police politique et n’est plus réapparu, fièrement, en blouse blanche, scalpel à la main.

Chers confrères, par-delà la guerre,

Si aucun traitement n’a encore été découvert contre la folie meurtrière des hommes, sachez que vous symbolisez ce que notre profession, notre éthique, notre vocation a de plus noble : le devoir de soigner. 

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