À travers une fenêtre

Agatha Christie (1890-1976)

Célèbre auteur de livres policiers, l’Anglaise se met ici dans la tête d’une compatriote gouvernante embarquée à bord du Taurus-Express, train qui prenait dans les années 1930 le relais de l’Orient-Express pour traverser le Moyen-Orient.

Au-dessus de leurs têtes, le store d’un des compartiments du wagon-lit se releva et une jeune femme mit son visage à la vitre.
Mary Debenham n’avait guère dormi depuis son départ de Bagdad, le jeudi précédent, pas plus dans le train de Kirkuk que dans l’hôtel de Mossoul ou la nuit dernière dans le wagon. Aussi, lasse de demeurer immobile et les yeux ouverts dans la chaleur étouffante de son compartiment, elle s’était levée et regardait par la portière.
Alep. Rien de sensationnel à voir : quai interminable, mal éclairé, d’où montaient des altercations bruyantes en arabe.  

Le Crime de l’Orient-Express (1933), traduit de l’anglais par Jean-Marc Mendel © Le Livre de poche, 2014

 

Les filles de la ville

Khaled Khalifa (né en 1964)

Que peut révéler un simple trajet vers l’école ? Bien des choses, nous dit l’écrivain et scénariste alépin, surtout lorsqu’on est une jeune fille élevée dans la tradition musulmane, dans la Syrie des années 1980 déchirée entre les tentations despotique et islamiste.

Le trajet était long vers l’école, de Jalloum au souk du cuivre. J’y allais à pied et, chaque matin, il me devenait plus familier. Je prenais mon courage à deux mains et ralentissais le pas pour regarder les boutiquiers qui baissaient poliment les yeux à mon passage. Que signifiais-je pour ces hommes qui bâillaient dans leurs échoppes, noyés dans l’odeur du fromage ? Un sac noir portant un cartable, qui passait depuis trois ans, tous les jours à la même heure, sans caractère, sans parfum, sans même un soupir. Mon sentiment d’exil s’adoucit lorsque je me rapprochai des filles qui me ressemblaient. Cependant certaines enlevaient leurs foulards et leurs lourds manteaux dès leur arrivée à l’école pour rejoindre le groupe des élèves qui affichaient leur hostilité envers notre bande. Elles nous appelaient « la bande des pingouins » et quelquefois « la bande à Zouzou », pour se moquer de notre réticence à aller voir le film Fais attention à Zouzou dans lequel Sou’âd Hosni effectue sa célèbre danse. Les filles de la ville imitaient sa façon de poser un doigt sur sa joue, rêvaient de gloire, d’amoureux célèbres avec qui soupirer sur des ponts imaginaires, dans des villes lointaines.

C’était un pacte non écrit. Nous échangions des regards assassins en public, alors que, en classe, nous étions des camarades respectables sur lesquelles pesait la même ambiance entre des murs sinistres. Et d’un accord tacite, nous détestions de concert les indics qui écrivaient des rapports pour le compte des services secrets, affichant leur fidélité au parti, leur fierté d’être des « camarades », terme lourd de sens que la directrice prononçait avec circonspection. Nous détestions Nada qui portait l’uniforme de camouflage des parachutistes, marchait au pas, parlait et hurlait d’une voix masculine, à l’image de l’officier des Brigades de la mort qui venait la chercher en voiture, devant toutes les filles de l’école. Magnétophone à fond, il faisait cliqueter son chapelet d’ambre et fredonnait avec Fouad Ghazi des chansons qui passaient en boucle à la radio et à la télévision officielles. Les filles quittaient l’école tandis que l’officier leur barrait presque la sortie avec sa voiture. Nous contemplions son élégance tandis que la directrice baissait les yeux devant l’effronterie de l’officier qui nous détaillait sans vergogne. Nada grimpait à côté de lui avec un panache militaire qui nous la rendait terrifiante.  

Éloge de la haine (2006), traduit de l’arabe
par Rania Samara

© Actes Sud, 2011

 

Un kaléidoscope

Lawrence d’Arabie (1888-1935)

Archéologue, espion, officier de la Couronne britannique, Thomas Edward Lawrence a bien des fois fait étape à Alep au cours de ses pérégrinations. Il prit part aux côtés de Faysal, futur roi de Syrie puis d’Irak, à la grande révolte arabe de 1916-1918.

Alep, grande ville de Syrie, n’appartenait pourtant pas plus à la Syrie qu’à l’Anatolie ou à la Mésopotamie. Toutes les races, les croyances et les langues de l’Empire ottoman s’y rencontraient et s’y mêlaient en un esprit de transaction. Ce heurt de caractéristiques, qui faisait des rues d’Alep un kaléidoscope, y induisait les hommes à un scepticisme, à une impudicité pensive qui corrigeait en eux ce que les Damascènes ont de criard. Alep a eu sa part de toutes les civilisations épanouies à son entour. Le résultat paraissait être, chez ses habitants, un émoussement des croyances. Ils n’en surpassaient pas moins le reste de la Syrie. Ils se battaient et commerçaient davantage : plus fanatiques, plus vicieux, ils faisaient les plus belles choses mais tout ceci avec une absence de conviction réelle qui stérilisait leur énergie multitudinaire.

Un trait caractéristique d’Alep : alors que la foi musulmane y était encore très vive, on y trouvait peut-être plus de camaraderie entre chrétiens, mahométans, Arméniens, Arabes, Turcs, Kurdes et Juifs que dans toute autre cité de l’Empire ottoman ; on s’y montrait aussi plus amical, quoique peu tolérant, pour les Européens.  

Les Sept Piliers de la sagesse (1926), traduit de l’anglais par Charles Mauron

© Éditions Payot & Rivage, 1936

 

 

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