La cause est entendue. Le procès minutieusement instruit. Les preuves irréfutables, le jugement sans appel : la presse française, tous médias confondus, est décrétée vivre sous influence et tutelle financière de grands groupes ou fortunes individuelles ayant acquis droit de vie et de mort sur elle. 

Situation incontestable. Toutes les enquêtes, tous les chiffres et documents disponibles établissent comment la quasi-totalité des médias nationaux est tombée dans l’escarcelle des Dassault, Drahi, Arnault, Niel, et autres Lagardère, Bouygues, Bolloré… Ou encore, s’agissant des quotidiens régionaux, dans le giron d’un tentaculaire Crédit mutuel. À de rares exceptions confirmant la règle, c’est tout l’écosystème français de l’information qui est en état de dépendance étroite à l’égard d’industriels et de banquiers d’affaires. À la solde, au sens originel de l’expression, de groupes dont les intérêts vitaux sont souvent liés (pur effet de coïncidences capitalistiques, probablement) aux relations commerciales et/ou politiques qu’ils entretiennent avec l’État. 

Situation intolérable. C’est le moins qu’on puisse dire, au regard de ce que furent, à la Libération, les grandes espérances éditoriales du Conseil national de la Résistance (CNR) qui pensait œuvrer à l’assainissement définitif d’un système ayant démontré sa capacité de nuisance. Situation contraire à toutes les professions de foi entendues depuis un demi-siècle. Situation inadmissible, donc. Bien sûr… Mais situation en définitive tolérée, acceptée. Admise. Et pour tout dire, situation voulue, sinon recherchée. Car il en est de ce dévoiement des judicieux principes qui devaient épargner au secteur des médias de se retrouver « sous influence » comme de tous les phénomènes dits de société : ils ne se produisent ni par la répétition de hasards malfaisants ni sous de dictatoriales menaces. 

Pour en arriver là, il a bien fallu que deux univers (celui de médias devenus « à vendre » et celui d’acheteurs fortunés) se rencontrent, se parlent, marchandent et finissent par s’entendre sur les conditions et le montant d’une transaction. 

 

Mémoire volatile

Plus personne n’ignore l’arborescence fatale des causes qui ont facilité cette annexion du « quatrième pouvoir » à l’empire financier auquel il était supposé ne jamais plus faire allégeance : sous-capitalisation, équipements coûteux, modernisation tardive, rigueur des temps publicitaire, actions syndicales meurtrières pour les ventes… Autant de données connues, analysées mille fois. Mais, pour autant qu’elles éclairent les mécanismes par lesquels les médias en sont venus à se vendre, ces causes ne répondent en rien à la question qui fâche : pourquoi ?

Il ne s’agit pas, par les lignes qui suivent, de soutenir que cette situation est somme toute normale, mais de tempérer le fougueux manichéisme du storytelling ambiant selon lequel il y aurait eu, depuis cinquante ans, d’un côté d’angéliques et talentueuses rédactions aux prises avec les difficultés d’un secteur en crise, et de l’autre d’incultes et voraces prédateurs ne rêvant, du haut de leurs donjons boursiers, que de les dévorer. C’est infiniment moins simple, historiquement, que cela. Et peu plaisant à entendre. Mais, là comme ailleurs, si la mémoire est volatile, les faits sont têtus.

Au fil des décennies, et à un rythme de plus en plus soutenu depuis une vingtaine d’années (les débuts de la montée en puissance d’Internet, pour situer les choses), la presse s’est reniée au point de jeter aux oubliettes l’idéal né de la Résistance. Titre après titre, au gré des difficultés s’aggravant, elle a cédé aux plus offrants les parts de son autonomie, rompu le cercle financier vertueux qui ne devait la lier qu’à ses lecteurs-acheteurs. Elle s’est délibérément vendue à tous les carnets de chèques disponibles dans son périmètre. Celui, autrefois bien garni, des agences et annonceurs publicitaires. Puis celui, grand séducteur, des centrales d’achat d’espaces. Celui encore des banques, où emprunter de quoi « faire la soudure ». Avant de se précipiter goulûment sur la manne des subventions publiques, ce miel clientéliste issu des ruches de gauche comme de droite. Enfin, tous les expédients précédents n’ayant pas suffi à éteindre les dettes ou réduire les déficits, elle n’a plus su que se jeter – ou se laisser convaincre de glisser –, secrètement honteuse mais tellement soulagée, dans les bras du premier magnat passant par là et ayant fait mine de s’intéresser à son devenir. 

Pathétique reniement de ce qui devait la refonder. Chapelet de revers et de désillusions qu’il ne fait pas bon rappeler. La première des influences que subit la presse française, avant même celle de ses actionnaires, c’est celle de son amnésie sélective, de l’Alzheimer partiel qui lui fait se donner l’émouvant rôle de victime. Alors qu’en réalité… Pour un Hubert Beuve-Méry (du premier Monde), homme à l’intégrité incontestée et à l’inébranlable foi en une presse libre de toute servitude, combien de dirigeants et de rédactions entières qui se sont résignés à capituler devant des « puissances d’argent » qu’ils disaient initialement craindre comme la peste ?

Que l’on sache, aucun des titres que collectionne compulsivement le carré VIP des industriels nationaux n’a fait l’objet d’une attaque à main armée. Quoi qu’on pense d’eux et de leur comportement de managers (et il y a de quoi penser !), les Niel, les Bergé, les Pigasse, les Pinault ou les Drahi n’ont pas braqué les comptoirs du Monde ou de Libération (enfin, de ce qu’il en reste), pas plus qu’ils n’ont kidnappé les rédactions de L’Express, du Point ou des Inrockuptibles. Dans bien des cas, ce sont les médias eux-mêmes qui les ont appelés à la rescousse.

Qu’il y ait eu d’innombrables manœuvres et quelquefois de sordides malignités de la part de ces récupérateurs de journaux ou de télévisions, ça ne fait pas l’ombre d’un doute. Il n’est que de se souvenir de ce que fut l’incroyable saga-razzia sur la presse quotidienne d’un Robert Hersant, incarnation du Mal éditorial français pendant plus de trente ans ! Ou d’observer, de nos jours, l’inépuisable énergie d’un Vincent Bolloré pour lui succéder en icône granitique de la dureté patronale et du mépris pour les journalistes de sa chaîne d’information iTélé. Mais aucune rédaction française ne travaille fers et boulets aux pieds. Il a fallu des compromis, pour ne pas dire des compromissions, pour en arriver là. 

Qu’on l’admette ou non, qu’on s’en accommode ou s’en indigne, la presse française a de ce point de vue totalement failli. Elle s’est elle-même trahie, s’infligeant la double peine suicidaire de renoncer à son ambition première, l’indépendance, en même temps qu’elle allait en venir, croyant alors devoir s’en glorifier comme d’un progrès, à s’ouvrir les veines et déverser gratuitement tous ses contenus dans l’océan du numérique émergent.

 

Suspendue aux perfusions

Le Monde, L’Obs, Libération, Canal +, pour ne citer que les dossiers les plus récents. Depuis des années, ce ne sont plus que cessions, reprises et restructurations toujours accompagnées de l’inénarrable fiction, du fantasme collectif magique : la « Nouvelle Formule », talisman censé ragaillardir lecteurs ou téléspectateurs partis sous d’autres cieux. Mais les années passent et, de renaissance ou seulement même d’embellie, on ne trouve trace nulle part. Comme on recherche encore – ça ne fait jamais que depuis dix ans ! – la plus modeste équation démontrant qu’il existe un modèle économique viable pour les journaux ayant fait, comme le souligne ironiquement l’expression, « basculer » leur avenir sur le billot du numérique.

« On allait au dépôt de bilan… C’était ça ou mourir, vous savez… » Combien de fois a-t-on entendu ces verticales excuses dans la bouche de dirigeants et de journalistes s’inclinant devant des hommes et des capitaux « sauveurs » qu’ils prendraient immanquablement en grippe quinze jours plus tard ! C’était ça ou mourir ? Soit. Et alors ? Aurait-ce été, serait-ce même encore si grave ? Indécente question que celle-ci, irresponsable réponse ! entend-on déjà crier. Allons bon… Mais qu’y a-t-il de plus indécent ? Feindre d’oublier qu’à une époque, pas si lointaine, des hommes sont réellement morts pour que d’autres retrouvent la liberté de pratiquer un journalisme sans entrave ? Ou faire semblant de croire que la terre cessera de tourner parce que des journaux ou des chaînes de télévision choisiraient la dignité de se saborder plutôt que de se soumettre aux humeurs du CAC 40 ? 

Suspendue aux perfusions de liquidités que lui octroient des tycoons qu’elle s’émoustille de détester, ses recettes artificiellement dopées à l’EPO des subventions, la presse française est depuis longtemps déjà, économiquement parlant, en état de mort clinique. Elle n’existe plus, ne survit plus que par la volonté de ceux qui l’ont acquise et pour qui elle n’est rien d’autre qu’un « actif », un outil à optimisation fiscale, composé de « marques » et de « contenus » ne générant, le plus souvent, que du passif utile dans leurs bilans. C’est à un irréversible marché de dupes que les deux parties en présence ont chacune consenti. Les journaux en croyant échanger leur indépendance contre le confort d’une sécurité d’emploi et l’assise d’un groupe qui les soutiendrait quoi qu’il arrive. Les acheteurs en s’imaginant acquérir par ce geste le pouvoir d’influence, la notoriété, la reconnaissance… 

S’il y eut une époque où cet espoir de contrat gagnant-gagnant avant la lettre a pu avoir un peu de sens. En gros, des années 1970 à la fin du siècle dernier, quand la presse « pesait » encore quelque chose, socialement, politiquement, et qu’elle était sans concurrents dangereux – autrement dit dans le monde analogique d’hier, avant la prolifération des médias audiovisuels et, bien sûr, avant l’explosion du Web. De sens, ce pari n’en a désormais plus aucun dans un monde numériquement globalisé. Un monde où la surabondance continuelle d’informations dissout jusqu’au concept même de journal et oblige à repenser celui de journalisme. 

 

Crise existentielle

Quiconque enquête sur l’état des rédactions (écrites ou audiovisuelles) ne peut qu’être surpris par la dimension mortifère des discours qui le plus souvent s’y tiennent. Outre la classique suspicion et l’animosité à l’égard de ceux qui sont leurs propriétaires, domine le sentiment de ne plus savoir « où on va », le doute sur « Comment s’y prendre pour continuer ? » et le « Y a-t-il encore un avenir pour nous ? » Pas un titre qui ne soit sujet à cette crise existentielle devant l’effacement accéléré de tout ce qui faisait autrefois repère et frontière. Confrontés qu’ils sont tous à plus d’un milliard de sites Internet recensés. En concurrence frontale avec des dizaines de milliers de « publications » qui sont tout à la fois journaux écrits, radios et télévisions. Face à des réseaux sociaux (Facebook, Twitter) qui s’installent en producteurs et distributeurs planétaires d’informations… Le doute, l’anxiété, la précarité institutionnalisée, la permanente accusation de « connivence » avec les puissants (inévitable dommage collatéral de l’appartenance à la sphère des milliardaires), à quoi s’ajoute le constat de ne plus représenter « grand-chose » dans la société, d’en être, comme on le lui reproche, « déconnectée »… Autant de paramètres qui obscurcissent durablement l’avenir de la profession. 

D’où la profondeur et l’aigreur du malaise contemporain. La presse française est massivement dépressive, en détresse, consciente d’appartenir à un monde et une culture qui se désagrègent. En fin de vie, elle se débat, sans grande conviction pour la suite, dans les filets d’une situation où elle s’est elle-même précipitée. Elle a perdu au change sur tous les plans. Perte d’indépendance. Pertes financières. Pertes de lecteurs. Perte de confiance. Pertes de repères. Et en point d’orgue : perte de pouvoir. C’est toute la cruauté du paradoxe où s’agitent les médias d’aujourd’hui. Celui d’être en vain collectivement passés « sous influence », alors qu’ils se découvrent devenir, jour après jour, sans influence.  

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