Les industriels Vincent Bolloré, Patrick Drahi, Serge Dassault, Martin Bouygues, Arnaud Lagardère et Xavier Niel semblent dominer l’essentiel du système médiatique. Est-ce exact ? 

C’est exact et encore plus important qu’on ne peut le penser. De nouveaux acteurs comme Xavier Niel, Patrick Drahi et Vincent Bolloré sont parvenus à une situation de toute-puissance qui n’avait jamais été atteinte jusque-là. C’est frappant dans le cas de la grève d’iTélé qui a duré un mois. On peut souligner le courage des journalistes qui sont allés au bout d’un mouvement extrêmement douloureux. Mais, à l’arrivée, j’ai l’impression que Bolloré a testé les limites et qu’il a poussé aussi loin qu’il le désirait. Il n’y a pas eu de réaction de la puissance publique, juste un peu de poudre aux yeux à la fin de la part de la ministre du Travail et de la ministre de la Culture et de la Communication. Je pense que cela a déterminé la fin du mouvement de grève des journalistes. Ils ont compris qu’ils n’obtiendraient pas plus.

Peut-on comparer ce paysage médiatique dominé par des entrepreneurs qui ne sont pas des industriels familiers de l’univers des médias à celui des années 1920-1930 ?

Le point de ressemblance le plus saillant, c’est le manque de transparence dans l’actionnariat. On l’a oublié, mais dans ces années-là personne ne connaissait l’actionnariat du quotidien Le Temps, l’ancêtre du Monde. Du moins, les vrais actionnaires. Jusqu’au jour où l’on a su qu’il s’agissait du Comité des forges, les représentants du patronat. C’est pour cette raison qu’une ordonnance de 1944 a imposé une transparence inédite, malheureusement jamais complètement respectée. Le minimum serait que tous les médias publient chaque année la liste de leurs actionnaires et leurs activités liées. On constate aujourd’hui que le combat ouvert dans les années qui ont suivi la Libération a été perdu. 

Quel est le rôle de la puissance publique ?

Elle possède de nombreux pouvoirs, des outils. Le problème, c’est qu’elle ne s’en sert pas ! Je pense à la règle des deux sur trois : vous pouvez posséder des médias sur deux types de support, mais pas trois – dans la presse écrite et la radio, la radio et la télé, etc. Patrick Drahi prétend la respecter en jouant sur le fait qu’il n’est actionnaire majoritaire d’aucune chaîne de télévision. Cette loi est non seulement inappliquée, mais datée – elle n’intègre pas les sites Internet qui constituent un quatrième support.

Il y a aussi les seuils de concentration. Vous ne pouvez pas représenter plus de 30 % de l’audience de la presse, ou de la radio ou de la télé au niveau national. Mais rien n’empêche de devenir le seul acteur d’un secteur au niveau régional, comme c’est le cas du groupe Ebra dans l’est de la France.

Enfin, il y a les aides à la presse qu’il ne faut pas sous-estimer. La puissance publique devrait au moins poser deux conditions à l’attribution de ces aides : la transparence de l’actionnariat et l’existence d’une charte éthique élaborée au niveau national entre les patrons de presse, les représentants des journalistes et les représentants de l’État. Si iTélé avait souscrit à une telle charte, le CSA aurait pu prendre des sanctions !

Les médias écrits paient-ils aujourd’hui leur faiblesse congénitale de l’après-guerre ?

Un argument consiste à dire que les lois de 1944 ont empêché la constitution de grands groupes… Il me semble plus intéressant de comprendre pourquoi les expériences de sociétés de lecteurs et de rédacteurs, comme les expériences de coopératives, ont échoué. L’idée était pourtant bonne. Pendant des décennies, nombre de titres, en particulier dans la presse quotidienne régionale, étaient des coopératives. Tout a basculé quand ils ont dû faire face à de gros investissements. Pour ouvrir leur capital, il leur a fallu abandonner leur statut et du même coup, leur indépendance. Ils ont tout perdu. 

Pour quelle raison ?

Le statut de coopérative était trop rigide. Il interdit que des acteurs autres que les salariés détiennent plus de 50 % du capital de la coop. Or, si vous devez investir, il faut faire entrer du capital. D’autant plus que beaucoup de titres coopératifs redistribuaient leurs bénéfices quand il y en avait. Ils n’avaient donc plus de capitaux quand ils devaient réinvestir. Ce qui a manqué à ces modèles, c’est la dimension non lucrative : ne pas redistribuer les dividendes à leurs membres. Il est important de donner des droits de vote aux lecteurs, aux journalistes et aux employés. C’est ce qui permet de séparer l’investissement en capital du pouvoir de décision.

Ces pouvoirs ont disparu ?

Voyez l’échec du Monde. Ses sociétés de rédacteurs et de lecteurs, qui étaient auparavant les actionnaires de référence, ont été quasi dissoutes d’un point de vue capitalistique. On vit encore dans l’illusion qu’elles ont des droits spéciaux pour certaines décisions, mais c’est de la poudre aux yeux. La presse demande des investissements en capital trop importants pour qu’ils soient apportés uniquement par des lecteurs et des rédacteurs. C’est sur ces points qu’il faut travailler, sans oublier les bases héritées de l’esprit de 1944. 

Quelle solution s’offre aux médias qui veulent se développer tout en restant indépendants ? 

Il existe un outil d’intervention de l’État qui n’est pas utilisé : la BPI, ou Banque publique d’investissement. Quand les médias vont la voir, elle répond systématiquement non. Elle ne les finance pas sous prétexte que ce secteur n’est pas, à ses yeux, une industrie innovante. Or une aide de la BPI se justifierait. 

Sous quelle forme ?

On devrait utiliser les montants consacrés à l’aide à la presse pour consentir des prêts à long terme, sur trois ans et à taux zéro, afin d’équilibrer un média. Je pense à des prêts importants, de l’ordre d’un à deux millions d’euros, garantis par la BPI. En contrepartie, ces médias s’engageraient à se doter de statuts très stricts : ne pas consentir plus de 50 % des droits de vote à des actionnaires extérieurs aux médias ; être à but non lucratif, ou s’engager à réinvestir une partie des dividendes… Ce serait la meilleure manière d’agir pour aider à l’émergence de nouveaux acteurs. Et supprimer tout le mille-feuille des aides à la presse, dont on sait l’inefficacité. 

En quoi le contexte est-il inédit ?

Voyez le fonds d’investissement Niel-Pigasse-Clapton créé en 2015. Il est rare de voir des investisseurs disant : on a de l’argent à dépenser pour acheter des médias. Mais il n’y a rien à vendre ! Si Europe 1 était à vendre, ils l’auraient déjà reprise. Ils voulaient LCI, ils seraient volontiers acquéreurs d’iTélé… Et Matthieu Pigasse est potentiellement candidat au rachat de L’Humanité.

La France est-elle un cas particulier ?

Non. On retrouve des phénomènes similaires dans d’autres pays. En Espagne, beaucoup de médias ont été rachetés par des milliardaires mexicains liés au secteur des télécoms. Idem aux États-Unis avec Carlos Slim, principal actionnaire du New York Times. Le Washington Post appartient désormais à Jeff Bezos, le patron d’Amazon. On observe moins cette situation au Royaume-Uni, car la mainmise de Murdoch reste très forte. En Allemagne, le paysage est très concentré mais les propriétaires sont moins des capitaines d’industrie investissant dans les médias que de grandes maisons d’édition, comme Bertelsmann. 

En quoi la situation française est-elle particulière ?

Dans la plupart des pays développés, un groupe industriel qui est sous contrat avec l’État n’a pas le droit de posséder un média. Il y a très peu d’exceptions : en Italie, c’est possible ; en France aussi. Normalement, Serge Dassault devrait choisir entre vendre des armes à l’État ou posséder Le Figaro. Idem pour Bouygues, Bolloré, etc.

D’autre part, la mutation du paysage médiatique est plus récente en France, et plus rapide qu’à l’étranger. La transformation de l’actionnariat a eu lieu dans les années 1970 aux États-Unis. Il faut souligner qu’en France, le groupe Ouest-France de François-Régis Hutin est l’un des rares à être restés indépendants. Il s’est protégé dès 1991 en prenant le statut d’association car il craignait d’être racheté par Robert Hersant (1920-1996), qui possédait déjà bon nombre de titres régionaux. 

Avec le recul, que peut-on dire de ce personnage qu’on appelait « le Papivore » ?

C’est effrayant à dire, mais on peut penser que cette époque de la presse française n’était pas si terrible ! Il y avait une hystérie autour du phénomène car Hersant contrevenait à tous les idéaux de la Résistance. Avec lui, on avait l’impression de retomber dans la presse vénale des années 1920-1930. Mais Hersant avait au moins le mérite d’être un homme de médias. Ce n’est pas le cas des patrons de presse d’aujourd’hui.  

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO et LAURENT GREILSAMER

 

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