Le 16 juin 2015, Donald Trump emprunte triomphalement son escalator pour descendre dans le hall de marbre de la Trump Tower, escortant sa très chic épouse en robe bustier d’un blanc aveuglant et talons aiguilles, puis monte sur une estrade ornée de pas moins de huit drapeaux américains pour annoncer qu’il va « rendre leur grandeur aux États-Unis ». Lorsque je vois cette séquence, j’ai la sensation vertigineuse d’être entré dans la quatrième dimension ou dans une émission de téléréalité, dans un lieu où l’absurde se replie sur lui-même, où la satire se retourne dans sa tombe, et où le sentiment de réalité se dérobe sous nos pieds. 

Je ne suis pas le seul à éprouver ce mélange d’horreur et de perplexité. Le numéro de Trump appelle des sourires narquois et des plaisanteries sur sa coupe de cheveux. La presse semble lire dans mes pensées, comme en témoigne ce titre de Politico : « Trump annonce qu’il est candidat à la présidentielle, c’est sérieux. » À coup sûr, tout le monde trouve que Trump est un horrible personnage, un visiteur bizarre venu d’un autre univers. À coup sûr, les médias se lasseront rapidement de lui et ne tarderont pas à se trouver une nouvelle coqueluche. 

Peut-il vraiment représenter un danger ? On pense au Trump des années 1980, incarnation vivante du culte voué par les Américains à la richesse stupide et au mauvais goût ; Trump le promoteur immobilier tape-à-l’œil et sans scrupules ; Trump le playboy vantard, la chair à potins et le bon client de la presse tabloïd ; Trump qui incrimine à tort (comme la police) cinq jeunes Noirs pour le viol d’une femme dans Central Park, et qui réclame le rétablissement de la peine de mort à New York ; Trump la star d’une émission de téléréalité dont le slogan est : « You’re fired » (« Vous êtes viré ») – un principe d’action qu’il tentera en vain de déposer ; Trump qui utilise sa célébrité pour prendre la tête de la bande de fêlés qui beuglent que Barack Obama, natif de Hawaï, n’est pas éligible à la présidence des États-Unis puisqu’il serait né au Kenya. 

Et voilà que ce Donald Trump se réincarne à présent en islamophobe et en bâtisseur de murs anti-Mexicains. Je me dis que les États-Unis – cette « terre d’abondance de charlatans », ainsi que le critique H.L. Mencken qualifiait la patrie qui est la mienne – ont fait mentir une fois de plus l’affirmation la moins sensée de F. Scott Fitzgerald : « Il n’y a pas de deuxième acte dans la vie d’un Américain. » De fait, la vie de Donald Trump se résume à une succession de vies : une deuxième, troisième, quatrième, cinquième… énième vie – à une série de réinventions, d’aventures dans la célébrité rendues possibles par l’amnésie du public, et qui ont à chaque fois pour but de le faire apparaître comme l’homme du jour, comme une « marque » dans le discours ambiant, réputée pour une vantardise et une vacherie de nature à susciter l’envie des mâles oméga qui, tout seuls, oseraient à peine aspirer au grade du parfait alpha. J’ai beau étudier les politiciens et les médias américains depuis des décennies, je suis horrifié de constater que le succès de Trump dans le rôle du démagogue dérangé, brutal, raciste, xénophobe, misogyne, proche de la mafia, ignorant tout de la marche du monde hormis ce qui touche à ses affaires, et professant un total mépris de la vérité, lui vaut un nombre non négligeable de partisans. Je suis horrifié, et j’ai du mal à y croire.

Tout au long de l’automne 2015, alors que le cours de l’action Trump grimpe dans les sondages et que son stock d’insultes grossit, je trouve sa campagne tantôt divertissante tantôt terrifiante – et parfois, les deux sentiments se superposent vertigineusement. Mes amis sont tout aussi déconcertés, ils ont du mal à comprendre que Donald Trump et ses partisans habitent le même univers – voire la même île, Manhattan – que nous. « Cet enfoiré a-t-il une chance de gagner ? » C’est la question que tout le monde se pose autour de moi. 

L’horreur s’ajoute à la mystification. Durant l’été et l’automne, alors que Trump accapare l’attention de la classe politique, il devient clair que la difficulté à comprendre l’homme et son ascension est aussi une difficulté à nous comprendre nous et notre rapport à un univers radicalement discontinu. Le problème n’est pas que politique, pas que sociétal non plus. Le problème Trump est notre problème, c’est une question d’identité – qui sommes-nous, nous qui le méprisons, et pourquoi tout le monde ne partage pas notre sentiment ? Des amis commencent à parler de s’exiler, ou de prendre le maquis, s’il gagne. 

Difficile, à mesure qu’il engrange des soutiens, de se cramponner à cet enseignement de la science politique qui veut que les poussées (puis les chutes) dans les sondages soient chose courante. Mais, au cours de l’automne et de l’hiver, puis au printemps, alors qu’il devient évident qu’aucun des rivaux républicains de Trump ne constitue une alternative crédible aux yeux d’un électorat convaincu que le changement climatique est un canular (monté par les Chinois, d’après Trump), il y a toujours un moment de la journée où j’ai du mal à y croire, comme après une rupture ou la mort d’un être cher. Est-ce bien vrai ? 

J’éprouve une sorte de malaise diffus qui se mue rapidement en une douloureuse prise de conscience : il y a une probabilité non égale à zéro que Donald Trump devienne le président des États-Unis. Je ne pense pas être naïf quant à la face sombre de la société américaine, pourtant l’emprise de Trump est pour moi un véritable choc. Il me faudra des mois pour sentir, au fond de moi-même, que nous avons changé de paradigme. Nous passons notre temps à analyser. À psychanalyser. 

Est-il un fasciste ? Un protofasciste ? Un fasciste sans force paramilitaire (pour l’instant) ? Quel pourcentage d’électeurs représente le noyau d’irréductibles acquis à la cause de Trump ? Je dirais 20 %. Combien d’autres Américains, blancs, s’inquiètent du déclassement économique et identitaire de leurs semblables au point de voir en cet homme un dirigeant crédible ? Je dirais 15 %. Combien d’autres encore détestent Hillary Clinton au point de préférer voter Satan ? Je dirais 5 à 10 %. L’angoisse redessine notre paysage politique. 

Mais l’analyse procure un apaisement de courte durée. Les psychiatres font état d’une épidémie d’angoisse liée à Trump. L’acceptation de la réalité finit par s’installer sous deux formes : 1) l’ignoble Trump est bien réel et, en plus, il peut gagner ; et 2) même s’il perd, le trumpisme ne va pas disparaître, pas de sitôt en tout cas. Les membres des groupes d’autodéfense présents à ses meetings ne disparaîtront vraisemblablement pas. Les antisémites qui harcèlent sur Twitter les journalistes aux noms à consonance juive – du moins dans l’esprit de ces anonymes qui suivent des comptes néonazis – ne disparaîtront vraisemblablement pas. Si un Trump plus poli, plus aimable, devait advenir, quelqu’un qui aurait l’allure d’enfant de chœur du président de la Chambre des représentants Paul Ryan, il aurait toutes les chances de l’emporter. 

Chaque sarcasme malveillant émanant de la Trump Tower et de Twitter, chaque distorsion des faits, chaque insulte proférée contre les Hispaniques et les musulmans provoque une éruption de joie mauvaise dans mon entourage, et chez moi – cette fois, c’est sûr, cette preuve de son ignominie va causer sa perte ! Il n’y a pourtant pas lieu d’être serein, car les partisans de Bernie Sanders ne cessent de répéter qu’ils préfèrent plonger dans une cuve d’huile bouillante plutôt que de voter pour elle. Et quand on voit Trump talonner Clinton dans les intentions de vote d’août-septembre, et que des connaissances d’extrême gauche vous disent qu’entre deux maux ils refusent de choisir le moindre, on est de nouveau pris d’angoisse : on ne peut plus être sûr de rien. 

Mon humeur fluctue comme des courbes de température. Quand j’apprends par Twitter qu’Hillary Clinton a fait un malaise en pleine commémoration du 11-Septembre, je sombre instantanément dans un abîme de désespoir. Quand je remonte à la surface au bout de quelques heures, je me rassure en pensant à la base électorale solide et aux capacités d’organisation de Clinton, aux violentes querelles entre Trump et les républicains plus classiques, à l’obstination avec laquelle il s’aliène les électeurs hispaniques et afro-américains, et au soutien tardif apporté par Bernie Sanders à la femme qui lui a ravi l’investiture. 

Le soulagement arrive par à-coups. Les trois débats présidentiels – un chapelet de petites phrases, en fait – ont desservi Trump. Comme les informations sur les remaniements au sein de son équipe de campagne. Sa tocade pour Poutine n’a pas donné de bons résultats. On pouvait retrouver un peu de sérénité, quoique avec des bémols, car il ne fallait surtout pas baisser la garde. Puis, le 7 octobre, éclate le scandale que l’on ne peut traiter par le mépris : la diffusion d’un extrait de l’émission Access Hollywood où l’on voit Trump se vanter de ses pulsions violentes, suivi des témoignages de plusieurs femmes accusant Trump d’agression sexuelle. À la mi-octobre, j’ai suffisamment repris confiance, et mon épouse aussi, pour lancer des invitations à dîner pour la soirée électorale. De même que beaucoup de mes amis et connaissances, j’ai l’impression de l’avoir échappé belle.

Mais malgré tout, dans les derniers jours de la campagne, l’angoisse persiste. Le 28 octobre, le directeur du FBI, James Comey, annonce à la stupéfaction générale l’ouverture d’une nouvelle enquête relative à l’usage d’une messagerie privée par Hillary Clinton du temps où elle dirigeait la diplomatie américaine entre 2009 et 2013 : une nouvelle série de courriers électroniques a été découverte – le FBI, cependant, ne s’est pas encore penché sur le contenu de ces messages et Comey ignore de quels courriels il s’agit et s’ils constituent une preuve de délit. Et voilà que ressurgit la terreur de voir Trump accéder à la Maison-Blanche. Les cauchemars se multiplient et l’insomnie trouble les nuits de cette moitié du pays pour qui Donald Trump représente tout ce qu’il y a de toxique dans la société américaine.

Beaucoup d’incertitudes subsistent à l’heure où j’écris mais une chose est sûre : le phénomène Trump ne retombera pas facilement. La violence et la haine continueront de prospérer à ses marges, car Trump n’a pas inventé la xénophobie et le racisme qui tirent une nouvelle légitimité de son investiture par le Parti républicain. Elle lui a permis de capter une haine qui est toujours à l’affût, et qui a été boostée par la crise financière de 2007-2008 et le penchant pour les boucs émissaires. Cette haine que Trump a mise en vedette ne s’éclipsera pas de bonne grâce. 

Traduit de l’anglais par ISABELLE LAUZE

 

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