Les inégalités socio-économiques sont-elles en hausse aux États-Unis ? Comment ont-elles évolué sous Obama ?

Si l’on porte un regard général sur les revenus des plus faibles, soit 120 millions d’adultes américains, on constate que, depuis trente-cinq ans, leur croissance a été nulle. En dollars constants, ce revenu atteignait 16 000 dollars par personne en 1980, et toujours 16 000 dollars en 2015. C’est l’élément le plus frappant des inégalités : 120 millions d’adultes sont totalement exclus de la croissance. La présidence d’Obama n’a pas modifié cette tendance lourde. En revanche, grâce à la réforme de l’assurance santé, les revenus des plus pauvres ont augmenté.

Sur un plan plus technique, il faut distinguer les inégalités au niveau des revenus primaires, avant impôts, de celles après impôts. Les premières ont continué de croître durant les huit années de pouvoir d’Obama, avec de fortes variations lors de la crise financière (2008-2010), et une reprise économique qui a été très inégale. Après 2010, les catégories les plus riches ont connu une croissance très forte de leurs revenus, alors qu’elle a été inexistante pour 95 % de la population. Il en va différemment des inégalités après impôts. Là, Obama a mis en œuvre en 2013 une réforme très importante : il n’a pas renouvelé les baisses d’impôts que George Bush avait temporairement instaurées pour les très hauts revenus et il a augmenté les taux marginaux de leur imposition, dans l’objectif de mieux financer son plan d’assurance maladie. C’est la plus importante réforme fiscale touchant les hauts revenus mise en œuvre depuis les années 1950. Cette réforme a limité la croissance des revenus des plus riches après impôts, qui se sont plutôt stabilisés. 

La paupérisation accrue des classes moyennes blanches sur plusieurs décennies explique-t-elle l’émergence et l’attrait du Tea Party puis du phénomène Trump ?

Oui, du moins en partie. Quand vous ne bénéficiez d’aucune retombée de la croissance durant trente-cinq ans, vous avez le sentiment d’être un laissé-pour-compte de l’économie. Il vous est difficile de croire que les hommes politiques font quelque chose pour vous. Si l’on prend le cas des seuls salariés blancs, le revenu médian du travail des hommes en âge de travailler est de 35 000 dollars par an aujourd’hui. Il était exactement au même niveau en 1960 ! Là réside la source de leur « rage ». Ces gens n’ont rien à perdre à « tenter autre chose ». Ce phénomène a contribué au succès de Trump. Si ces personnes avaient bénéficié d’une croissance de 1,5 % ou 2 % durant toutes ces années, on n’en serait pas là. 

Quelles sont les principales caractéristiques des inégalités aux États-Unis ? En quoi sont-elles différentes de celles qui existent en Europe ?

Ce qui est très frappant aux États-Unis, c’est le caractère multidimensionnel des inégalités : on les retrouve dans le travail, dans le capital, la santé, l’éducation, l’accès au logement, et elles sont importantes à chaque niveau. Par exemple, les gens qui ont les revenus les plus élevés détiennent aussi de plus en plus les fortunes les plus imposantes. C’est un phénomène très neuf aux États-Unis. Autre exemple : en matière d’espérance de vie, le fossé entre les plus riches et certaines catégories de la population à faibles revenus a crû dans des proportions impressionnantes. On ne connaît cela nulle part ailleurs dans les pays riches. On ne peut comparer ces données qu’à la Russie. Enfin, pour ce qui est des richesses, la différence avec l’Europe est criante. Le 1 % d’Américains les mieux rémunérés engrange 20 % du total des revenus. C’est moins de 10 % dans chacun des pays d’Europe occidentale. Quant au 0,1 % des plus fortunés, il détient plus de 20 % du patrimoine national. En Europe occidentale, là encore, c’est moins de 10 %. Ces différences ne sont pas uniquement quantitatives, elles deviennent qualitatives. Malgré la réforme du système d’assurance maladie menée par Obama, les États-Unis ont encore un long chemin à parcourir pour parvenir au niveau de protection européen.

Peut-on parler de résorption des inégalités entre hommes et femmes ? Cela explique-t-il aussi la « rage du mâle blanc » que Trump a attisée ? 

Indubitablement, les inégalités entre hommes et femmes ont beaucoup diminué depuis les années 1960, ne serait-ce que parce que le nombre de femmes travaillant a énormément augmenté. Néanmoins, au niveau des salaires, la convergence entre les deux groupes est loin d’être complète, et l’écart demeure inchangé depuis le début des années 2000. Et il subsiste des inégalités très importantes en haut du panier. Dans le top 1 % des meilleurs salaires, on ne retrouve que 15 % de femmes. Dans le top 0,1 % des revenus, seulement 10 %. 

La primaire démocrate a montré que le thème des inégalités est celui qui mobilise le plus les jeunes urbains. Comment ce phénomène s’explique-t-il ?

Un grand nombre de jeunes vivent dans le sentiment que l’avenir est bouché, que l’économie ne bénéficie qu’à une petite minorité de la population. Et ils n’entrevoient aucun espoir que leurs revenus augmentent comme cela a été le cas pour leurs parents. Ils expriment aussi l’idée qu’une société aussi inégalitaire n’est pas stable, qu’à terme elle débouchera sur une crise grave. À cela se greffent les difficultés croissantes du financement des études. Certes, un grand nombre de bourses sont attribuées aux États-Unis pour faciliter l’accès aux universités. Mais il reste que beaucoup de jeunes terminent leurs études universitaires avec un endettement pouvant atteindre 50 000 à 200 000 dollars avant d’avoir commencé à travailler. Bernie Sanders a proposé de rétablir la gratuité de l’enseignement universitaire public aux États-Unis. Cela a tellement plu aux jeunes que Clinton a décidé d’inscrire cette ambition dans son programme. 

Quelle place occupent les inégalités dans la nouvelle montée de racisme envers les Noirs qui, en réponse, a généré des mouvements comme Black Lives Matter ?

Le racisme envers les Noirs est une spécificité américaine profondément inscrite dans l’histoire. Quoiqu’en recul, il est favorisé par les conjonctures économiques très défavorables. On accuse alors les minorités ou les étrangers, ce qui n’est pas propre aux États-Unis. Trump en a joué, dans un contexte de détérioration économique pour les classes moyennes blanches. 

Sur le plan intérieur, la résorption des inégalités sera-t-elle l’enjeu majeur de la présidence à venir, comme a pu l’être l’instauration d’un système de santé universel pour la présidence Obama ? 

Obama a déclaré que la résorption des inégalités était pour les États-Unis « le défi déterminant de notre temps ». Savoir si Mme Clinton sera en mesure de s’y confronter dépendra beaucoup des résultats des élections législatives. Pour que Clinton parvienne à faire adopter une loi emblématique dans le but de résorber les inégalités, il faudrait soit que les démocrates remportent la majorité dans les deux Chambres, soit que les républicains changent d’attitude. Or même si ces derniers ne demeurent majoritaires qu’à la Chambre des représentants, il est à craindre que leur hostilité de principe à l’égard de l’administration démocrate perdure et que le statu quo dans le domaine des inégalités persiste sous la présidence d’Hillary Clinton. Elle aura beaucoup de difficulté à faire adopter la réforme de la fiscalité incluse dans son programme, à faciliter l’accès à l’université, à augmenter drastiquement le salaire minimum qui est actuellement de 7,25 dollars de l’heure. La stagnation nominale et, de fait, le déclin réel du salaire de base au niveau fédéral est un élément clé de la baisse des salaires moyens aux États-Unis. Il est extrêmement difficile d’imaginer une croissance des revenus des plus défavorisés sans une hausse importante du salaire minimum fédéral. Ce débat-là sera un élément clé de l’affrontement politique à venir.   

Propos recueillis par SYLVAIN CYPEL

 

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