Seule une poignée de courageux écoutent les histoires jusqu’à la fin. En jetant un regard sur le passé, vous verrez : les gens ne s’entre-tuent que pour des histoires. D’abord, les histoires s’entrechoquent. Ensuite, le sang coule. Défendre la paix, c’est donc tenter de concilier des histoires qui se contredisent. Car la paix, c’est raconter une seule histoire, l’intégralité de l’histoire.

Mon pays est une terre d’histoires qui s’affrontent. Chacun se rappelle et relate la sienne à sa façon et, pour la faire admettre à l’autre, en vient finalement au meurtre. Telle est l’histoire de la Turquie. Un cercle vicieux de représailles.

Les yeux du monde se sont braqués sur mon pays quand le brouhaha qui en émanait s’est amplifié. Depuis, tout le monde essaie de comprendre à la hâte, mais personne n’a le temps d’écouter l’histoire jusqu’à la fin. Et même en écoutant, il y a le risque que les gens s’ennuient au bout de quelque temps. Et qu’ils finissent par se dire : « C’est incompréhensible. Quel pays de dingues ! Tout y est possible. » Une manière de se conforter dans l’idée que rien de ce qui survient là-bas ne peut leur arriver. En fuyant cette histoire, ils penseront s’en tenir à distance. Or, elle risque fort de s’étendre au monde entier par un effet domino dévastateur. Voici l’histoire de l’effet domino de la folie.

Au début, tout se passa comme à Paris, à Londres ou Washington. Un homme apparut et déclara qu’il changerait la Turquie. Il parlait comme tous ces leaders de droite qui ont le vent en poupe dans les pays européens. Et ses propos étaient relayés avec enthousiasme par les intellectuels : « Quel besoin avons-nous d’écouter les spécialistes ! Le peuple sait tout. Donnons le pouvoir au vrai peuple ! »

L’ignorance et la bêtise, appelées à se mobiliser et s’organiser contre l’intelligence, n’avaient que le mot démocratie à la bouche. Des générations maintenues depuis des lustres loin de toute philosophie, nourries en masse aux Kim Kardashian et aux produits dérivés, clamaient qu’elles étaient le vrai peuple. Ceux qui voyaient approcher le danger en restèrent hébétés. Ils refusèrent de croire que les fondements du Siècle des lumières pourraient s’en trouver sapés. Ils étaient comme les soldats de Rousseau en colère contre l’élite, et il fallait renverser Voltaire. Pensez un peu à Trump, Le Pen, Boris Johnson, Poutine et consorts. Regardez ce qu’ils disent et la façon dont ils le disent. Ensuite, observez comme les intellectuels de ces pays répugnent à réfléchir et écrire au sujet de ces leaders et de leurs supporters. 

La folle histoire de la Turquie a commencé sous les mêmes auspices. Il s’agit d’une guerre de l’ignorance et de la bêtise contre l’intelligence. Et la puissance de cette dernière n’est plus ce qu’elle était. Elle s’avère tout aussi incapable de se protéger elle-même que d’apporter une réponse philosophique aux événements. Ceux qui imaginent pouvoir se maintenir à l’écart de cette folie devraient prêter plus d’attention à l’affaire du burkini sur les plages de Cannes. C’est à ce type d’histoires que la Turquie était confrontée avant que la situation ne devienne inextricable. L’interdiction du burkini n’est qu’une vignette, une image miniature d’un problème de fond. Comment allons-nous concilier les libertés individuelles avec les valeurs fondamentales de la philosophie des Lumières ? Dans des sociétés laïques, comment vivre avec des anti-laïcs ?

Si nous sommes aujourd’hui témoins de la mascarade de Cannes, c’est parce que l’Occident n’a pas encore apporté de réponse complète, sur le plan philosophique, à ces questions. Voilà dix ans que la Turquie se voit testée sur cette problématique. Et le point auquel on aboutit, c’est qu’une jeune femme vêtue d’un short se retrouve jetée hors d’un bus à coups de pied et que « le vrai peuple » traite en héros l’ordure qui l’a molestée. Entre la mascarade du burkini et la jeune femme ignominieusement martelée de coups de pied dans un bus, il y a moins de distance qu’on ne croit. Et tant que nous n’apporterons pas à ce problème philosophique de réponse du même ordre, l’élite culturelle sera moins influente qu’il n’y paraît. De plus, on ne compte plus, comme en Turquie, les trop nombreux intellectuels à participer à cette guerre intestine déclarée au sein de l’élite culturelle et à soutenir un discours visant à légitimer cette offensive de la bêtise : des journalistes écrivent qu’il faut emprisonner les journalistes ; des artistes déplorent que les artistes n’œuvrent pas assez pour le peuple ; des écrivains déclarent s’insurger contre la pression exercée par l’élite sur le peuple ; des analystes politiques commentent les faits selon une logique « centre-périphérie » à faire enrager les gens…

Aujourd’hui, les médias occidentaux font une description simpliste des problèmes de la Turquie, et se plaisent à qualifier Erdogan de dictateur. Comme si tous les problèmes du pays se réduisaient à sa seule personne. Pourtant, les acteurs de l’élite énumérés ci-dessus faisaient aussi partie du processus. En d’autres termes, de l’histoire en entier. Au dernier acte de cette pièce, lors de la cérémonie en l’honneur des victimes de la tentative de putsch du 15 juillet, l’imam s’est exprimé ainsi : « Que Dieu nous préserve de l’oppression des gens instruits ! » Mais, vous le savez, on ne comprend pas une histoire en ne lisant que la dernière page.

Quiconque cherche à distinguer sa propre histoire de celle de la Turquie oublie qu’il est bien plus impliqué qu’il ne le croit. Il ne nous reste donc d’autre solution que d’unir nos histoires. 

Traduit du turc par Valérie Gay-Aksoy

 

Vous avez aimé ? Partagez-le !