Je n’oublierai jamais cette journée de janvier 2015. Nous étions convoqués dans la salle de rédaction, au quatrième étage du journal, pour une réunion d’un genre peu courant. Des membres du conseil d’administration aux secrétaires, des rédacteurs en chef aux reporters photo, des journalistes aux membres du personnel chargés de servir le thé, tout le monde était là... car nous étions tous concernés. Nos vies étaient en danger.

Par solidarité, après l’effroyable massacre qui avait emporté douze confrères à Paris, notre journal, le Cumhuriyet, quotidien de référence en Turquie, avait décidé de publier sous forme de supplément le numéro des survivants de Charlie Hebdo. La rédaction y travaillait depuis quelques jours. Les pages de l’hebdomadaire avaient été reçues la veille de la parution. Une équipe de traducteurs chevronnés avait planché toute la nuit pour qu’elles soient prêtes pour l’édition du lendemain. 

Nous étions le seul et unique journal à prendre ce risque en Turquie et dans tout le monde musulman. En toutes circonstances, notre journal défendait la liberté de la presse, la liberté de pensée et d’expression, et le droit à l’information.

La une arriva au milieu de la nuit. Quand la direction en prit connaissance, la question de sa publication se posa de nouveau. Elle représentait Mahomet versant une larme sur les actes commis en son nom et tenant une pancarte avec la mention « Je suis Charlie ». Quant au titre, c’était une leçon d’humanité : « Tout est pardonné ! » Une couverture historique, qui montrait l’islam comme une religion de tolérance et de paix. Seulement, l’islam prohibe la représentation de son saint prophète. 

Publier cette couverture revenait à balayer l’interdit religieux d’un revers de main. Et à transformer le Cumhuriyet et son personnel en cibles vivantes. Le temps pour réfléchir manquait, et dans la précipitation d’avant le bouclage, la direction prit cette décision : les pages de Charlie seraient bien publiées, mais dans un format réduit à quatre pages… et sans la une. 

Le fonctionnement du journal ne reposait pas sur une chaîne hiérarchique et militaire de commandement, mais sur la discussion et le débat avec la rédaction. La décision fut contestée par une partie des journalistes. Contre le fanatisme, ils avançaient la nécessité de faire front commun pour la défense de la liberté d’opinion et d’expression. Face au choix de dernière minute de la direction de ne pas publier la une, les journalistes décidèrent de la faire figurer dans les rubriques réservées aux chroniqueurs. Sauf situations exceptionnelles, la tradition voulait que ces chroniques soient totalement indépendantes. 

Au moment de l’impression, tout le monde dans notre équipe se demandait de quoi le lendemain serait fait. Pressions et avertissements s’étaient mis à pleuvoir depuis l’annonce de la publication des pages de Charlie en signe de solidarité. Ils venaient aussi bien des islamistes radicaux que des autorités officielles. D’un côté, pesait la menace d’une confiscation des exemplaires du journal ; de l’autre, les fanatiques bombardaient le quotidien de coups de fil et déclaraient que nous subirions la même chose qu’à Paris.

 

Vers 1 h 10 du matin, mandatée par le procureur de la République, la police stoppa les camions qui transportaient les journaux fraîchement sortis des rotatives. Les forces de l’ordre contrôlèrent les quatre pages publiées en supplément et informèrent le procureur que la une n’était pas publiée. Les camions repartirent immédiatement avec l’autorisation de distribuer les journaux. Or la fameuse une apparaissait dans l’espace réservé aux chroniques de deux journalistes. Le lendemain matin, ce fut un vrai cataclysme. Au journal, les téléphones n’arrêtaient pas de sonner. Sur Internet, les médias progouvernementaux affichaient leur indignation, des organisations religieuses appelaient à manifester le soir même devant le journal. La menace se précisa : « Nous allons brûler votre journal. » 

Quiconque connaît un tant soit peu l’histoire de la presse turque sait que ce ne sont pas là des menaces en l’air. En 1993, alors qu’ils étaient réunis pour un colloque, 33 intellectuels dont l’écrivain Aziz Nesin, traducteur des Versets sataniques de Salman Rushdie, s’étaient retrouvés bloqués dans un hôtel incendié par des fanatiques aux cris de « Allahou akbar ». Nesin y avait trouvé la mort, comme tous les intellectuels présents. L’intensification des menaces obligea la police à fermer à la circulation la rue située devant le journal en plaçant des barricades métalliques à chaque extrémité. Les locaux avaient été placés sous protection policière permanente. Un blindé vint même garder le bâtiment. 

Ironie de l’histoire, la source de la menace s’était déplacée. Cette fois, elle venait directement du Premier ministre. Ce jour-là, Ahmet Davutoglu vomit littéralement sa colère sur nous : « D’abord, vous lancez une invitation à vous faire lyncher en éditant cette caricature ! Puis vous brandissez la liberté de la presse pour tenter de vous protéger. Ne mélangez pas liberté de la presse, injure et infamie. » Traduction : nous l’avions bien cherché. Le président de la République Recep Tayyip Erdogan s’empressa de le compléter. Dans son style habituel, il interpella le journal comme s’il s’adressait à un camarade : « Eh toi ! Mais dans quel pays vis-tu ? On n’insulte pas de la sorte ce qui est sacré pour les musulmans, ni d’ailleurs ce qui l’est pour n’importe qui d’autre. »

Ces déclarations ne faisaient que jeter de l’huile sur le feu. Pour le président, notre journal avait joué la provocation et ouvert la porte à la discorde. Les fanatiques n’avaient plus qu’à s’engouffrer dans la brèche. 

L’offensive judiciaire était également lancée. Le même jour, en plus de la centaine de chefs d’accusation requis contre le journal, le procureur d’Istanbul s’attaqua personnellement à nos deux chroniqueurs pour « diffamation et incitation à la haine ». Ils risquaient chacun trois ans de prison.

 

La réunion au quatrième étage du journal se tenait dans ce climat tendu. Les employés du journal n’avaient pu accéder à l’immeuble qu’en escaladant les barricades qui clôturaient la rue, puis en se soumettant à une fouille minutieuse à l’entrée. Le soir, des manifestations eurent effectivement lieu devant l’immeuble. Un mélange de curiosité et d’inquiétude flottait dans l’air. La direction prit la parole en premier pour expliquer son choix. Puis le forum démocratique, cet espace de débat auquel nous tenions tant, suivit avec la séquence des questions, critiques, demandes de clarification et remises en cause de la direction. Certains étaient d’avis qu’une décision aussi importante, impliquant la sécurité de tous, aurait mérité d’être communiquée et débattue au préalable. D’autres avançaient que l’on ne pouvait défendre la liberté de la presse sans s’engager dans une aventure si dangereuse. D’autres encore critiquaient la décision de n’avoir pas publié la une et accusaient la direction du journal d’avoir plié l’échine face aux pressions. 

Le débat était révélateur de la différence et de la singularité du Cumhuriyet dans le paysage de la presse turque. La réunion fut levée, et chacun retourna à son poste. Mais à la fin de la journée, la plupart des gens ne rentrèrent pas chez eux. Ils attendirent jusqu’au soir pour veiller sur le journal. Tout le monde affichait la même détermination, il fallait défendre le Cumhuriyet (qui veut dire « république » en turc). Ce journal avait presque le même âge que la république de Turquie. Il était né avec elle.

La manifestation à l’entrée de l’immeuble se dispersa sans incident. Les employés du journal rentrèrent chez eux en escaladant de nouveau les barricades. Cependant, la crise de Charlie n’était pas terminée. Et nous allions bientôt recevoir une lourde addition : la direction du journal fut écartée et les deux journalistes qui avaient publié la une de Charlie Hebdo dans leur chronique furent traduits en justice. À l’issue d’audiences pesantes placées sous la menace des fanatiques, ils écopèrent chacun de deux ans de prison.

 

Avant le Cumhuriyet, j’étais journaliste au Milliyet, un autre journal influent en Turquie. J’y étais entré en 2001 avec fierté. Cette même année, Erdogan avait fondé le Parti de la justice et du développement (AKP). Pour la première fois, à la suite d’une grave crise économique, un parti islamo-conservateur marchait seul vers le pouvoir. Le pays entier attendait avec curiosité de voir ce qu’il ferait. Pendant une longue période, ses dirigeants exercèrent le pouvoir sans dévoiler leurs intentions ni opter pour des politiques oppressives. Les négociations avec l’Union européenne se poursuivaient, la laïcité était respectée. Eux-mêmes se qualifiaient de « démocrates conservateurs ». Même avec l’armée, l’un des acteurs politiques les plus influents et puissants, une relation de confiance avait été établie. Élection après élection, ils engrangeaient un nombre croissant de voix. Le succès leur fit bientôt tourner la tête.

Avec des à-coups. En 2008, le parti échappa de justesse à un procès intenté en vue de sa dissolution. Dès lors, la contre-attaque fut lancée. En 2010, la justice passa sous la tutelle du pouvoir exécutif. Dans la foulée, à l’issue de longs procès montés de toutes pièces, l’armée fut purgée, nettoyée de ses éléments contestataires. 

Les premiers obstacles levés, Erdogan posa son regard sur le fauteuil présidentiel. Avec pour dessein de rendre son parti, l’AKP, maître de l’État. Le dernier bastion de la contestation était le monde médiatique. Quelques jours avant les élections de juin 2011, le ministère des Finances sanctionna le groupe de presse Dogan avec des amendes d’une ampleur inédite. Deux milliards d’euros pour le plus grand groupe de médias. En réalité, ces journaux payaient un lourd tribut pour la publication d’enquêtes fouillées sur la corruption dans l’entourage du Premier ministre. L’amende avait les allures d’une suggestion insistante : « À toi de choisir : tu composes avec nous ou tu disparais. » Composer semblait inévitable. Pour régler la note, le groupe Dogan dut réduire ses activités. Milliyet, le journal le plus prestigieux du groupe, fut cédé à un homme d’affaires proche du pouvoir. Comme par hasard, le ministère des Finances prit la décision d’effacer une part importante de l’amende.

Le journal avait été vendu avec les journalistes. Changement de décor : notre nouveau patron ne voulait plus d’informations ou de commentaires susceptibles d’irriter « le vrai patron » : le Premier ministre Erdogan. Au cours d’une réunion où il en informait la rédaction, je pris la parole : « Pardon. Mais comment faire avec un patron aussi susceptible ? » Cela ne le fit pas changer d’avis…

Longtemps après, des écoutes téléphoniques révélèrent que le nouveau patron entretenait des liens de consanguinité avec le gouvernement. Lors du rachat du journal, c’est à Erdogan lui-même qu’il demanda qui devait être nommé à la direction.

 

À l’été 2013, alors que les manifestations du parc Gezi enflammaient Istanbul, je persistais à rester au Milliyet. Le gouvernement prévoyait la destruction d’un parc du quartier de Taksim pour y construire un centre commercial. En protestation, de jeunes écologistes installèrent des tentes sur l’esplanade devant le parc. Quand ils furent délogés sauvagement et que l’on commença à couper les arbres, la conscience populaire, en sommeil depuis des années, se réveilla en sursaut. En quelques jours, les manifestations de Gezi embrasèrent tout le territoire, donnant naissance à l’un des plus grands soulèvements de l’histoire du pays. 

Je faisais partie des écrivains qui suivaient de près l’insurrection. Les jeunes avaient raison. Bien entendu, ça ne plaisait pas au nouveau patron. La révolte fut réprimée dans le sang et il me convoqua juste après : « On ne va plus marcher avec toi. » J’étais viré. Je n’ai même pas éprouvé le besoin de demander pourquoi. De toute façon, une large partie des grands médias étaient à présent au garde-à-vous… À Istanbul, on en était réduit à suivre les émeutes au cœur de la ville sur les chaînes de télé étrangères.

 

Cela ne pouvait continuer ainsi. En fin d’année, rejoint par un groupe d’amis, j’ai créé une nouvelle émission sur la chaîne +1. Ironie du sort, au même moment, les enregistrements des conversations téléphoniques de mon ancien patron avec Erdogan étaient révélés dans la presse. Sur les écoutes, on entendait le Premier ministre lui passer un savon à cause d’un article paru dans le journal. À la fin de l’enregistrement, la voix larmoyante de mon ancien patron répondait au « vrai patron » : «  Mais dans quel pétrin, je me suis fourré ! »

Le destin fit que les conversations furent diffusées au cours d’une de nos émissions… Mais le plus important restait encore à venir : des enregistrements relatifs aux poursuites pour corruption contre Erdogan. En plein divorce conflictuel entre notre Premier ministre et Fethullah Gülen, l’associé d’hier – chef suprême de la principale confrérie religieuse du pays – déballait le linge sale en public. Dans de nouvelles écoutes, on entendait le chef du gouvernement ordonner à ses enfants de remettre l’argent liquide détenu chez eux à des proches. Personne ne trouva le courage de les diffuser. À partir de ces enregistrements, j’avais préparé un documentaire intitulé Le Jour le plus long d’Erdogan, qui fut diffusé sur la chaîne +1. 

Mon chemin vers la case prison avait commencé dès mes articles sur Gezi. Le documentaire allait accélérer le mouvement. La chaîne n’arrivait plus à vendre d’espaces publicitaires. Elle fit logiquement faillite. À cette époque, j’écrivais déjà pour le Cumhuriyet. En août 2014, je signai une série d’articles sur la façon dont Erdogan avait fait main basse sur les médias. L’affaire de la piscine. Une histoire incroyable : dans la foulée des événements de Gezi, le Premier ministre invita à son bureau des hommes d’affaires acquis à sa cause pour leur demander de verser 100 millions de dollars dans une caisse commune. L’opération visait à prendre le contrôle de l’un des plus grands groupes de médias du pays. 

En contrepartie, le chef du gouvernement promit de leur offrir les marchés publics de deux projets majeurs : la construction du troisième pont sur le Bosphore et celle du troisième aéroport d’Istanbul. Les sommes réunies par les six hommes d’affaires (les liasses de billets furent stockées dans le bassin d’une piscine vide) permirent de jeter les fondations d’un groupe de médias sous tutelle gouvernementale. Et tandis que ces journaux et chaînes de télévision, surnommés « médias de la piscine », fonctionnaient comme des appareils de propagande, les médias contestataires furent traités comme de méchants trublions. 

Erdogan était devenu un tycoon à faire rougir Berlusconi. Évidemment, une partie des hommes d’affaires cités dans mon enquête se joignirent au Premier ministre pour m’intenter un procès en diffamation. De ce moment-là, mon destin devint judiciaire, et je passai la plupart de mon temps dans les tribunaux. 

 

Après la crise de Charlie Hebdo, on m’a proposé le poste prestigieux de directeur de la rédaction du Cumhuriyet. J’ai aussitôt accepté. En mai 2015, trois mois après ma prise de fonction, des images attestant des livraisons d’armes en Syrie par le MIT, les services de renseignement turcs, nous passèrent entre les mains. Le journal publiait depuis longtemps – en se fondant sur des témoignages et des documents – des informations concernant le soutien qu’apportait le gouvernement à des groupes islamistes en Syrie. Comment ? La Turquie servait de base arrière aux combattants, offrait des facilités de passage en Syrie, sans compter l’asile. 

La vidéo que nous avions reçue montrait très clairement cette collaboration, avec une netteté qui ne pourrait souffrir d’aucun démenti. Deux camions appartenant au MIT étaient arrêtés par une brigade de gendarmerie. Lors de la fouille des remorques, on découvrait, dissimulés sous des cartons de médicaments, des munitions et des obus de mortier transportés pour être passés en Syrie.

Il s’agissait là d’une infraction qui intéressait le monde entier. Le MIT n’était pas habilité à mener une telle action. L’état-major de l’armée, les députés et même certains membres du gouvernement ignoraient tout de cette opération. Sans aucune hésitation, nous avons diffusé l’information sur notre site Internet avec le titre : « Voici les armes dont Erdogan nie l’existence. » 

La censure ne perdit pas de temps ; après une salve de poursuites judiciaires contre le journal, le procureur me prit pour cible principale. Le lendemain, Erdogan déclara à la télé : « Celui qui a lancé cette information le paiera cher. Je ne vais pas en rester là. » La menace pouvait-elle être plus claire ? Dans les jours suivants, il porta plainte contre moi en qualité de président de la République de Turquie. Les charges requises étaient lourdes : « espionnage politique et militaire », « divulgation de documents relevant de la sécurité nationale », « divulgation de données censées rester secrètes », et « tentative de renversement de la République ». 

Je risquais 42 ans de prison. Une quasi-peine de mort. Tout cela pour une seule information qui n’avait pu être démentie. Nous étions dans une nouvelle réalité : un président de la République requérait une sentence sans précédent contre un journaliste. Mais comme les élections devaient avoir lieu quelques jours plus tard, j’échappai à la prison pour un temps. L’emprisonnement d’un journaliste avant le scrutin aurait été du plus mauvais effet. 

Son parti connut un trou d’air et passa de 50 à 40 % des voix. Aucune coalition ne parvint à composer de nouveau gouvernement. Face à l’incapacité des partis d’opposition à proposer une alternative, la population aspira de nouveau à un pouvoir fort. Après de nouvelles élections, le parti d’Erdogan regagna les cinq millions de voix qu’il avait perdues. Le pouvoir du président avait été menacé d’effritement ; il venait de reprendre la main. Place à la vengeance.

 

Vingt-six jours après les élections, j’ai été arrêté avec Erdem Gül, le représentant du Cumhuriyet à Ankara. Son méfait ? La publication d’un rapport du commandement de la gendarmerie attestant de la livraison d’armes. Nous avons été incarcérés en cellules individuelles à Silivri, l’une des plus grandes maisons d’arrêt d’Europe. Mais notre emprisonnement a provoqué une réaction d’une ampleur inégalée, à laquelle le président ne s’attendait probablement pas. Les lecteurs protestèrent en se rassemblant devant le journal à Istanbul et dans d’autres villes. Nos confrères organisèrent des sit-in devant la prison. Et bientôt, la presse mondiale commença à prêter l’oreille à notre histoire. 

Dans sa tentative de nous isoler, Erdogan nous offrait au contraire une tribune internationale. Soumis aux règles du strict isolement, Erdem et moi n’étions pas autorisés à nous voir. J’ai passé le nouvel an seul dans ma cellule. Quarante jours plus tard, en raison des nombreuses protestations que suscitait notre isolement, on nous regroupa dans la même cellule. En 90 jours, j’avais écrit et terminé à la main un livre-témoignage sur mes déboires avec le président. 

Bientôt, la Cour constitutionnelle trancha. Notre détention était contraire au droit. Ils nous relâchèrent au milieu des cris de joie de nos soutiens. Mais la haine du président restait intacte. Il contestait la décision de la cour, déclarait qu’il ne la respecterait pas. De nouveau, il se plaçait en infraction avec la loi. Un nouveau jugement fut rendu dans les deux mois. Le tribunal n’avait pu trouver de preuves d’« espionnage » ou de « tentative de renversement du gouvernement ». Il ne restait que les charges pour « publication de documents secrets relatifs à la sûreté de l’État ». Les juges nous infligèrent 5 ans et 10 mois de prison.

Nous attendions paisiblement l’annonce de cette décision de la cour quand un individu se dirigea vers moi, pistolet armé, et tira. J’en ai réchappé grâce aux réflexes de mon épouse et d’un député présent qui ont courageusement bondi sur la personne prête à me faire payer le « prix » dont Erdogan avait parlé.

Notre sécurité n’était plus garantie. 

Désormais protégé par cinq gardes du corps, éreinté par ces bouleversements, j’ai donné ma démission.

 

Alors que j’espérais tourner la page, j’ai suivi d’Espagne la tentative de coup d’État du 15 juillet. Les deux camps de l’islam politique qui se partageaient la direction du pays en arrivaient à s’entre-tuer. Au sein de l’État, des groupes soutenus par Erdogan se rebellaient contre son ancien allié, Fethullah Gülen. Quelle qu’en soit l’issue, l’avenir s’annonçait catastrophique. Victorieux, les putschistes auraient renversé un gouvernement légitimement élu pour installer une confrérie religieuse au pouvoir. Quoi que l’on en dise, cela aurait signifié une disparition totale de la démocratie. Quant à la mise en échec du coup d’État, elle procurerait à Erdogan encore plus de force et de témérité. Dès lors, tous les opposants seraient accusés de soutien au putsch, et le président réclamerait encore plus de pouvoir.

Le gouvernement proclama l’état d’urgence. L’Assemblée fut ignorée. La liberté d’expression, la liberté de la presse et la liberté de réunion furent suspendues pour laisser place à une grande chasse aux sorcières. Des dizaines de milliers de bureaucrates, de policiers, de procureurs, de juges, d’universitaires et d’enseignants allaient être arrêtés ou limogés. Des centaines de journaux et de chaînes de télévision furent fermés. 130 journalistes furent jetés en prison, et des centaines d’autres mis au chômage. 

Parmi les premières personnes arrêtées figuraient les deux membres du Tribunal constitutionnel qui avaient ordonné notre remise en liberté. Erdogan nomma des proches à leur place. Aux protestations, le président répondit : «  Il s’agit d’un état d’urgence. La France l’applique également. » On lui fit remarquer que l’exemple français ne correspondait pas à la réalité turque. Il botta en touche en déclarant que la France venait justement de le prolonger. 

Après l’échec de la tentative de putsch, son désir de pouvoir sans limites a pris forme. Et ce pouvoir, il en usera, s’il le peut, jusqu’à faire taire le dernier de ses contradicteurs.

 

Selon Reporters sans frontières, la Turquie confirmerait sa place en toute fin de classement en matière de liberté de la presse, devancée par la Russie et, de peu, par la Chine, deux grands concurrents. À juste titre, elle est considérée comme « la plus grande prison de journalistes au monde ». Contre sa promesse de ne pas laisser passer les réfugiés syriens en Europe, les gouvernements occidentaux ont fermé les yeux sur les dérives du « vrai patron ». Par crainte de se fâcher, l’Union européenne a reporté sous la pression d’Erdogan la publication de son rapport d’étape sur l’adhésion de la Turquie. Le document contenait de lourdes critiques. 

À présent, de peur que le gouvernement turc ne se tourne vers la Russie, ou que les vannes migratoires ne soient ouvertes, les leaders occidentaux évitent même de reprocher à Erdogan les largesses qui lui ont été concédées. Les prisons turques regorgent de journalistes et d’écrivains qui observent attentivement la façon dont les gouvernements de l’Ouest se rangent naïvement et sans bruit du côté de l’autocratie, avec une indifférence totale pour la question des droits de l’homme et une hypocrisie terrible au sujet de la démocratie. 

Et pourtant, malgré la répression menée par le gouvernement, les campagnes de lynchage sur les médias sociaux, les attaques de confrères et l’indifférence de l’Occident, une poignée de journalistes courageux continuent à lutter corps et âme pour la liberté de la presse et le droit des gens à connaître la vérité. Oui, le journalisme est difficile en Turquie ; peut-être deviendra-t-il même impossible dans quelque temps. Mais je crois toujours à ceci : ce métier auquel nous avons consacré notre vie, prend tout son sens dans ces moments-là. Pour lutter contre le despotisme défendre la vérité et hurler. Et ce, même si l’on doit le faire seul contre tous. 

Traduit du turc par Valérie Gay-Aksoy

 

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