©Jochen Gerner

 

 

Qui a fomenté, selon vous, le coup d’État du 15 juillet et dans quel but ?

Je penche pour l’hypothèse d’une coalition très instable de militaires, qui s’est défaite rapidement, dont le liant était les sympathisants de Fethullah Gülen, cet imam et intellectuel réfugié aux États-Unis depuis 1999 [la confrérie Gülen prône un islamisme modéré et un certain conservatisme social]. Le coup d’État a été fomenté en premier lieu pour des raisons qui tiennent à un agenda interne à l’institution militaire : la perspective de nombreux limogeages et mises à la retraite anticipées qui étaient prévus au début du mois août. Ensuite, il existe tout un faisceau de raisons qui vont d’oppositions personnelles assez radicales à la personne de Recep Tayyip Erdogan parmi les militaires à des ambitions de carrière entravées. Ce qui est frappant, c’est que cette tentative de coup d’État n’avait que de très faibles extensions dans la société civile.

On assiste depuis à des purges massives. Quels en sont les motifs et les objectifs ?

La pratique des purges ne date pas du putsch manqué du 15 juillet. Ces purges ont commencé dès décembre 2013, après une vaste enquête menée à l’encontre d’Erdogan et de son entourage par le procureur d’Istanbul, proche des réseaux Gülen. Le président turc s’est alors senti menacé et les limogeages se sont succédé dans la police, la justice, la presse et l’armée. Le coup d’État est apparu comme une sorte d’ultime sursaut au sein de l’institution militaire alors que le processus de purge de l’appareil d’État était bien entamé. Le coup d’État n’a fait que l’accélérer. 

Le président Erdogan cherche-t-il à détruire la confrérie Gülen ou à s’emparer de ses puissants réseaux ?

Il veut la détruire, tout en étant fasciné par ce modèle et son efficacité, notamment sur la scène internationale. Ce qui est étonnant, c’est qu’Erdogan reproduit les mêmes schémas. Ses actions qui relèvent du soft power étaient auparavant prises en charge par la mouvance Gülen. Elles sont maintenant directement menées par les institutions étatiques. Par exemple, la TRT (chaîne nationale turque) dispose à présent d’un site Internet en français. C’est également le cas des instituts Yunus Emre, un réseau culturel turc international.

Comment Erdogan séduit-il les masses ? Qu’incarne-t-il pour ses partisans ?

L’image de la puissance, de la détermination. Une puissance qu’il puise dans des références au passé national. Il affiche la volonté de redonner une place et une respectabilité internationales à la Turquie. Il a su s’attirer le soutien des populations issues des « provinces » qui ont migré vers les grands centres urbains, plus attachées aux valeurs traditionnelles et religieuses. Les quartiers les plus populaires, auparavant écartés du jeu politique turc, sont ceux qui soutiennent le plus son parti, l’AKP. 

Le qualifieriez-vous d’autocrate ?

Il n’est pas très utile d’utiliser ce terme. Erdogan est assez révélateur d’une tendance générale à l’ultra-personnalisation de la vie politique. Évidemment, quand il s’est aperçu qu’il était entouré de « traîtres », il a viré court et adopté une politique beaucoup plus méfiante, beaucoup plus agressive. Il a usé des façons de faire de la politique qu’il dénonçait au début de sa carrière, notamment quand il a tué politiquement son mentor Necmettin Erbakan et qu’il a décidé, en août 2001, de fonder son propre parti.

La Turquie intervient en Syrie depuis deux mois. Quels sont ses motifs, ses objectifs ?

Elle intervenait déjà indirectement depuis longtemps. Deux choses sont sûres : d’abord, la Turquie ne veut pas composer avec les forces kurdes syriennes ; ensuite, elle a entretenu des relations plus qu’ambiguës avec certaines organisations djihadistes, pour ne pas dire Daech. Cette fois, son objectif est de sécuriser sa frontière sud face à Daech et aux forces kurdes syriennes. Son allié officiel est l’Armée syrienne libre, mais on sait qu’elle entretient aussi des liens avec d’autres organisations dites islamistes modérées, les bénéficiaires du qualificatif « modéré » ayant eu tendance à varier au cours du temps. Enfin, la Turquie s’appuie depuis longtemps sur des composantes turkmènes, un groupe comportant en réalité une large majorité de djihadistes turcs.

La Turquie a soutenu en sous-main Jabhat al-Nosra, qui fut longtemps la filiale d’Al-Qaïda en Syrie, et vraisemblablement Daech. Elle semble avoir changé d’attitude. Pourquoi ?

Dans le récit officiel, le revirement est dû à l’attentat de Gaziantep, attribué aux djihadistes, qui a fait 56 morts à la fin août. Dès lors, Daech a officiellement été identifié comme une menace pour la Turquie et ses intérêts. D’où le changement de stratégie, qui s’est accompagné d’une clarification des alliances, principalement par la réconciliation avec la Russie. 

Quelles sont ses relations avec les puissances voisines : l’Iran, la Russie, Israël ?

Les gouvernements turcs successifs ont tous été éminemment pragmatiques, ceux d’Erdogan inclus. Leurs ambitions premières sont d’abord économiques : conquérir des marchés et assurer l’indépendance énergétique du pays. Avec l’Iran, l’alliance politique est une continuité depuis les années 1920. Concernant le rapprochement récent avec la Russie, les négociations ont d’abord porté sur les enjeux économiques. Durant la crise entre Moscou et Ankara, des zones entières qui vivaient du tourisme russe se sont retrouvées sinistrées. L’enjeu énergétique a également joué un rôle crucial. Car la Russie a pris en charge la construction de la première centrale nucléaire turque. D’autre part, 50 % du gaz turc est importé de Russie. Quant à Israël, au-delà de l’instrumentalisation qu’Erdogan peut faire de la question palestinienne, les deux pays ont besoin l’un de l’autre, en particulier sur le plan stratégique régional. Ainsi, les accords militaires signés avec Israël en 1996 par le gouvernement Erbakan (ex-mentor d’Erdogan) n’ont jamais été remis en cause par Ankara, même lorsque les tensions ont été vives entre les deux pays.

Erdogan s’éloigne-t-il désormais de l’Europe ?

Cette relation, qui est dans l’intérêt de son pays, est devenue un peu plus décomplexée, voire parfois irrespectueuse. Désormais, Erdogan se sent en position de force pour négocier avec l’Union européenne. Il est tout à la fois conscient de l’affaiblissement de cette entité depuis la crise grecque et sait jouer des oppositions entre les différents pays membres. Par ailleurs, de Turquie, on a du mal à discerner une politique concertée de l’UE. On l’a encore vu quand le nouveau ministre des Affaires étrangères du Royaume-Uni, Boris Johnson [champion du Brexit], a déclaré vouloir faire tout son possible pour que… la Turquie intègre l’UE !

Quelle est la situation des réfugiés syriens en Turquie ? Erdogan les utilise-t-il comme levier vis-à-vis des Européens ?

On compte 2,8 millions de réfugiés syriens en Turquie. Un petit tiers se trouve dans des camps à proximité de la frontière syrienne. Le reste est réparti dans l’ensemble du pays, dans les zones rurales aussi bien que les villes. Ils seraient 200 000 à Istanbul. Parmi eux, plus de 100 000 personnes très qualifiées ont trouvé une place dans l’économie turque. On recense aussi 100 000 entreprises dirigées par des Syriens. À l’autre extrémité, tout un prolétariat alimente le marché du travail non déclaré : bergers, travailleurs des champs, bâtiment, hôtellerie, etc.

Sur le plan interne, Erdogan envisage pour les Syriens un accès à la nationalité turque. Et dans sa politique extérieure, il utilise très bien la présence de ces réfugiés pour montrer que la Turquie consent à des sacrifices qu’aucun autre pays n’est prêt à faire pour accueillir, soigner, éduquer les migrants syriens. 

Quelle devrait être l’attitude de la France à l’égard de la Turquie d’Erdogan ?

Le regard français est un peu biaisé par certaines obsessions-écrans très françaises : la laïcité, l’islam et la défense des minorités. Pour pouvoir comprendre ce pays complexe, il faut dépasser ces obsessions. La position géopolitique et le poids économique de la Turquie en font un partenaire important, au-delà d’Erdogan. Il faut sortir d’une lecture trop erdogano-centrée, ethnique, communautaire et religieuse du pays. 

Propos recueillis par SYLVAIN CYPEL et MAHIR GUVEN

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