Deux Compagnons pressés d’argent
        À leur voisin Fourreur vendirent
        La peau d’un Ours encor vivant ;
Mais qu’ils tueraient bientôt, du moins à ce qu’ils dirent.
C’était le Roi des Ours, au conte de ces gens.
Le Marchand à sa peau devait faire fortune :
Elle garantirait des froids les plus cuisants ;
On en pourrait fourrer plutôt deux robes qu’une.
Dindenault prisait moins ses Moutons qu’eux leur Ours :
Leur, à leur compte, et non à celui de la Bête.
S’offrant de la livrer au plus tard dans deux jours,
Ils conviennent de prix, et se mettent en quête ;
Trouvent l’Ours qui s’avance, et vient vers eux au trot.
Voilà mes Gens frappés comme d’un coup de foudre.
Le marché ne tint pas ; il fallut le résoudre :
D’intérêts contre l’Ours, on n’en dit pas un mot.
L’un des deux Compagnons grimpe au faîte d’un arbre.
        L’autre, plus froid que n’est un marbre,
Se couche sur le nez, fait le mort, tient son vent,
        Ayant quelque part ouï dire
        Que l’Ours s’acharne peu souvent
Sur un corps qui ne vit, ne meut, ni ne respire.
Seigneur Ours, comme un sot, donna dans ce panneau.
Il voit ce corps gisant, le croit privé de vie,
        Et de peur de supercherie
Le tourne, le retourne, approche son museau,
        Flaire aux passages de l’haleine.
C’est, dit-il, un cadavre : ôtons-nous, car il sent.
À ces mots, l’Ours s’en va dans la forêt prochaine.
L’un de nos deux Marchands de son arbre descend ;
Court à son Compagnon, lui dit que c’est merveille
Qu’il n’ait eu seulement que la peur pour tout mal.
Et bien, ajouta-t-il, la peau de l’Animal ?
        Mais que t’a-t-il dit à l’oreille ?
        Car il s’approchait de bien près,
        Te retournant avec sa serre.
        Il m’a dit qu’il ne faut jamais
Vendre la peau de l’Ours qu’on ne l’ait mis par terre.

 

En est-il des hommes politiques comme des compagnons de la fable – solidaires en cas de profit, des traîtres dans le danger ? Dans la Grèce antique déjà, le poète Ésope mettait en scène deux voyageurs aux prises avec un ours. L’un grimpait à un arbre, sans aider celui qui restait à terre. Morale de l’histoire : c’est dans la mauvaise fortune qu’on éprouve ses amis. Mais si l’apologue inspirera le fabuliste français, il ne comporte pas alors de vente faite par avance. Contrairement au récit retranscrit, deux mille ans plus tard, par Philippe de Commynes. Ce mémorialiste du XVe siècle raconte que Louis XI proposa à l’empereur Frédéric III de partager les terres du duc de Bourgogne avant de l’avoir vaincu. Et que l’empereur, pas dupe, répondit par cette parabole... À partir de ces sources, La Fontaine construit un poème fringant comme toujours. Les octosyllabes se mêlent aux alexandrins, les rimes riches aux rimes pauvres pour une impression de liberté facile. Avec un humour potache même dans cet ours, trompé par l’odeur, qui prend un marchand pour un macchabée. Ce n’est pas un hasard si Dindenault, au neuvième vers, est un personnage de Rabelais. Dans Le Quart Livre, il vante à Pantagruel les qualités de ses moutons, jusqu’à ressembler aux politiciens bonimentant leur programme : « Sur tous les champs où ils pissent, le blé pousse comme si Dieu y eût pissé. » Attention aux favoris des sondages qui en oublieraient la vraisemblance ! La morale finale appartient aux électeurs. 

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