Souvent, en privé, Alain Juppé caresse son crâne chauve en vous parlant d’implants, rit un peu : « Les implants de barbe, je n’en ai pas besoin, c’est fou comme ça pousse, c’est tout blanc, si vous saviez ! Je devrais arrêter de me raser, je ressemblerais à un sage. Mais je ne veux pas être un sage ! » 

Minauderies ? Pas seulement. Il sait ce qu’il doit à son air de sage. À cette moue pincée-glacée qui lui confère, en toute situation, une contenance… fantasmagorique. Si, si. Les hommes n’ont pas besoin de l’aimer pour le soupçonner de dignité. Et pour s’indigner quand Emmanuel Macron met en cause sa « probité ». Excédée par le sarkozysme, l’opinion a décidé de regarder Juppé comme l’homme estimable entre tous, cela n’est pas rationnel – même si le monsieur l’est terriblement. L’ancien Premier ministre a-t-il conscience d’être devenu un fantasme ? « Aujourd’hui, ma posture “droit dans ses bottes” plaît », affirme-t-il avec ravissement. 

Il ne fait pas fantasmer que les hommes. Les femmes ont envie de le dévoiler, et d’abord à lui-même, pensent-elles. Parce que la distance, terrible, âpre, qu’il établit d’emblée entre lui et l’autre a comme un goût de défi. Il passe pour un cœur, non pas à prendre – il est pris, depuis longtemps, par sa femme Isabelle – mais à mettre à nu. La mise à nu de Juppé, telle est la bravade de l’époque. Le pari chic et choc. 

Est-ce sa froideur ? Son incroyable manque de patience ? Sa haine de la bêtise ? Ses belles mains ? Son sourire qui demande pardon de paraître si peu sympathique ? Tout cela à la fois ? Un être si raide recèle forcément de précieuses meurtrissures. C’est ce dont se convainc, confronté à Juppé, tout esprit romanesque qui se respecte. Ajoutez à cela la tragédie politique dont il fut le héros et qui l’a « brisé », comme il dit. On connaît l’histoire – qui a été érigée au rang de mythologie depuis que Juppé est passé des tréfonds de l’impopularité aux cimes des sondages –, celui que Jacques Chirac avait choisi entre tous fut fauché par les grèves de 1995 puis la condamnation dans l’affaire des emplois fictifs de la mairie de Paris. Il ne devait pas s’en relever, il se croyait maudit. Il était le remords, un fantôme qui hantait la mauvaise conscience de la famille gaulliste, les ténors de la droite s’en voulaient de l’avoir laissé payer pour tout le monde, il leur inspirait des bouffées de regret, et aux Français aussi, parfois. Il était l’homme qui devait être roi et que son petit-fils, pour le consoler, avait baptisé « président de la République de Bordeaux ». « Il ne peut pas finir comme ça, ce n’est pas possible », se tourmentait naguère Christine, sa première épouse. Elle a été exaucée.

Le remords s’est métamorphosé en fantasme. Les Français ont choisi Juppé par contraste… presque trois ans avant l’élection présidentielle ! Une grâce ; un danger. Mais, chuuut, il est si heureux… Voilà encore quelques semaines, ce bonheur l’entravait, le condamnait à la prudence. Parce qu’il avait la « trouille », avouait-il, que cela s’arrête. Il avait peur de « Sarko », comme il l’appelle. « Le blast ne m’a pas balayé », dit-il désormais, en riant. Il rit beaucoup, Juppé, ces temps-ci. Au point d’inquiéter son copain – et allié – François Bayrou : « Il ne faut pas qu’il soit trop content, nous confie le président du Modem. Ça le met à la merci d’une faute de carre. » Décidément, ils veulent tous qu’il s’en tienne à son rôle de sage ! Il ferait bien de ne pas (trop) les écouter. Sinon on va s’ennuyer… 

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