Pourquoi vous êtes-vous lancé dans l’âpre combat d’une campagne présidentielle ? Quel est votre moteur ?

J’ai consacré l’essentiel de ma vie professionnelle à la politique depuis quarante ans. Ce virus m’a peut-être dévoré… Le débat public, la cause publique ont toujours eu ma préférence. C’est conforme au milieu familial dans lequel j’ai baigné. La logique de ce parcours, c’est naturellement de franchir la dernière marche qui manque… Quand on a entrepris quelque chose, on a envie d’aller jusqu’au bout. J’ai monté pas mal de marches, j’en ai descendu quelques-unes aussi ! Et puis, il y a l’idée que l’on peut servir, être utile, même si je sais qu’on peut soupçonner d’insincérité les hommes politiques qui le disent !

Qu’est-ce que le pouvoir pour vous ? 

Je ne crois pas aimer le pouvoir pour le pouvoir, mais j’aime bien faire et décider. Le pouvoir, c’est la capacité de réaliser ce que l’on a en tête, de construire, de bâtir. L’endroit où j’ai éprouvé le plus de satisfactions dans une forme de pouvoir, c’est dans les fonctions de maire, à Bordeaux. J’ai eu le sentiment de ranimer cette ville, de lui redonner confiance. C’est cela le pouvoir : agir. C’est le sens du jeu de mots sur mes affiches, né de mes initiales : AJ.

Et cette tentation de Venise – renoncer aux mandats, aux charges publiques – que vous aviez évoquée autrefois…

Elle est permanente mais je n’y ai jamais cédé !

Vous l’avez caressée…

Oui. Je me méfie beaucoup des monomaniaques, de ceux qui ne pensent qu’à ça, qui n’ont que ça dans la vie, qui ont des idées péremptoires sur tout. J’essaye toujours de peser le pour et le contre. Le doute méthodique est une bonne ascèse jusqu’au moment de la décision, qui doit bien sûr intervenir !

Vous avez connu plusieurs présidents de la République, vous avez travaillé avec certains, notamment François Mitterrand et Jacques Chirac. Votre conception de la fonction présidentielle en a-t-elle été marquée ?

Cela m’a convaincu qu’il y a dans cette fonction une espèce de grâce d’État. Ce n’est pas une charge comme les autres. Ce n’est pas un job normal… On dit toujours que les Français ne se sont pas complètement débarrassés du sentiment monarchique… c’est vrai ! Le président incarne la France. Il lui échoit donc une responsabilité extrêmement lourde qui le transforme et qui le transcende. J’étais aux côtés de Jacques Chirac le jour de son élection en 1995 et j’ai senti chez lui qu’il se passait quelque chose, qu’il prenait une dimension différente. Le président est comptable de l’héritage de son pays dans le monde et du rassemblement des Français. Dès qu’il est élu, il devient le président de tous les Français. C’est quelque chose de très fort. C’est une responsabilité très lourde qui doit vous permettre de dépasser l’esprit de parti. Les grands présidents sont habités par cette grâce d’État. Mitterrand avait cette majesté, ce port majestueux. Chirac aussi.

Cela s’est perdu ?

[Rires] Sans développer, disons que nous sommes aujourd’hui légèrement en  rupture.

Qu’avez-vous appris de Mitterrand ?

Un rapport au temps et même à l’histoire. Il y avait chez lui cette culture historique et cette façon de remettre en perspective les événements, l’actualité, qui n’était du reste pas toujours sans inconvénient… Je me souviens d’une discussion avec lui sur la Yougoslavie au cours de laquelle il n’arrivait pas à se sortir de l’idée que la Serbie était notre alliée historique et que c’était donc notre interlocuteur prioritaire ! Dans le monde d’aujourd’hui, soumis à la dictature de l’instant, sur lequel pèse une bulle médiatique qui change d’un jour à l’autre, cette profondeur historique me paraît néanmoins nécessaire, à condition de ne pas en être prisonnier. 

Cette culture, cette volonté de remettre toujours les événements en perspective, ou le simple fait de savoir prendre son temps, sont précieux ! Parmi les dictons que je préfère, je retiens : « La nuit porte conseil. » J’ai si souvent constaté sa pertinence ! Encore François Mitterrand n’a-t-il pas connu la pression constante des chaînes d’information en continu qui exigent de vous des réactions sur tout, même sur des événements que vous ne connaissez pas encore… Exercice difficile. J’ai apprécié chez Mitterrand et chez Chirac l’aptitude à savoir prendre du recul.

Avez-vous décidé de rejouer consciemment la « force tranquille » qui fut le slogan de campagne de Mitterrand en 1981 ?

Si l’expression n’était pas déposée, je l’utiliserais volontiers, oui. Il y a parfois plus de vraie force dans la tranquillité que dans l’agitation.

Comment expliquez-vous que les déclarations de Nicolas Sarkozy semblent imprimer davantage que les vôtres ? Pourquoi avez-vous plus de difficultés à faire passer votre message ?

C’est une technique chez Sarkozy. Quand on dit : nos ancêtres sont des Gaulois, c’est inexact et ça imprime. Moi, ce n’est pas mon style. Faut-il que je change de style pour être mieux entendu, pour paraître plus battant ? Ce n’est pas ma démarche. Mais en réalité, mon message passe. Un sondage de l’IFOP, il y a une quinzaine de jours, demandait : qui fait la meilleure campagne ? Juppé : 43 % des sondés. Sarkozy : 26 %. Les gens ne sont pas dupes. On peut multiplier les incongruités jour après jour pour faire parler de soi, ou bien faire un travail de fond qui apparaît solide et sérieux.

Voyez-vous venir une recomposition politique ?

C’est possible, mais je ne voudrais aborder ce sujet que le moment venu. Comme toujours, les circonstances de l’élection présidentielle commanderont.

De Jacques Chirac, que gardez-vous et en quoi seriez-vous un président différent ?

Je n’ai pas le même tempérament que les présidents que j’ai côtoyés et le contexte historique et politique a profondément évolué. La relation avec les citoyens a fondamentalement changé. Il existe aujourd’hui une exigence d’écoute, de dialogue, de participation, d’association à la décision qui n’existait pas au même degré à l’époque. Dans ce domaine, mon expérience de maire me marque. Notre démocratie, largement représentative, demande à être relayée par une pratique démocratique plus continue. Je l’ai appliquée durant douze ans dans le XVIIIe arrondissement de Paris et depuis plus de vingt ans à Bordeaux.

Comment transfère-t-on cette pratique locale au niveau national ? Comment donne-t-on la parole aux citoyens tout en exerçant le pouvoir ? C’est l’une de mes grandes préoccupations. Les outils, au niveau national, seront forcément numériques parce qu’ils abolissent l’espace et le temps qui sont les problèmes de la direction d’un grand pays. Créer un conseil de quartier, c’est une bonne solution pour un maire. À l’échelle d’un pays, ce contact physique n’est pas possible. Il ne peut être que virtuel. Mais je constate qu’il est indispensable.

Le référendum, qui a été l’arme du général de Gaulle, n’est plus adéquat ?

C’est un outil dont on a vu les dérives. De plus en plus souvent, il n’est pas répondu à la question posée. Nous sommes loin de la pratique du référendum suisse où l’on répond à une question précise. Je n’exclus pas le référendum par principe, mais imaginer par exemple, dans les six mois de l’élection présidentielle, un référendum sur l’Europe me paraît absurde. On propose un référendum quand on a une solution à soumettre au peuple, pas pour lui poser un problème qu’il ne peut résoudre et dont il ne connaît pas les éléments. Il faut imaginer un nouveau projet pour l’Europe et le soumettre, ensuite, aux peuples des pays membres.

Nous évoquions le temps. Vous avez déclaré ne vouloir exercer qu’un mandat de cinq ans.

Il y a une réalité biologique… et aussi la réponse à une attente. Il y a cette idée que la perspective d’un autre mandat conduit le président à garder les yeux rivés sur sa courbe de popularité et à renoncer, de ce fait, à des décisions nécessaires et courageuses. Dans bien des milieux, chez les acteurs économiques, on me demande : mais aurez-vous le courage d’aller jusqu’au bout ? En s’affranchissant de la perspective d’une réélection et de la contrainte de la popularité, la confiance peut renaître. C’est l’un des moyens pour réduire le fossé entre gouvernants et gouvernés.

Président de la République, vous vous donneriez cent jours pour réussir ?

J’ai longuement médité et j’ai découpé mon projet en trois phases : cent jours, six mois, cinq ans. Je tiens beaucoup à ces séquences. Cent jours de pédagogie : il ne s’agit pas de cent jours une fois élu, mais des cent jours avant l’élection pour éviter le décalage profond entre ce qui est dit et promis pendant la campagne électorale et ce qui est réalisé après. Je n’ai pas le souvenir que François Hollande ait fait part de son projet de réformer le Code du travail ! Tout cela a nourri un sentiment de trahison extrêmement fort dans une partie de l’électorat socialiste, chez des parlementaires PS, d’où le recours à l’article 49-3 à répétition. Je veux éviter cela : en 1995, avec Jacques Chirac, nous n’y avions pas complètement échappé avec le décalage entre la campagne sur la fracture sociale et le tournant de la rigueur.

Je voudrais donc pendant les cent jours qui précèdent l’élection annoncer véritablement la couleur sur les réformes que je souhaite mettre en œuvre. Je pense à l’apprentissage, je pense à la rédaction d’un Code de la laïcité, je pense au combat que je mets en exergue pour l’égalité entre les femmes et les hommes. Mais il y aura aussi des mesures moins populaires : le recul de l’âge de la retraite à 65 ans, l’abrogation de l’ISF qui est une mesure incomprise par une majorité de Français… Je veux tout dire pour obtenir un mandat clair.

Après, ce sont les six mois pour agir vite. Il faut être prêt. Le reproche que je fais à François Hollande, c’est l’improvisation permanente, l’impréparation. Je suis en train de constituer mes équipes pour rédiger dès à présent une série de textes : une loi sur l’éducation, une loi de programmation fiscale sur cinq ans que je voudrais publier avant même l’élection. Je recourrai à des ordonnances sur les 35 heures, le contrat de travail sécurisé, des mesures fiscales.

Et puis ensuite le quinquennat unique qui permettra de dérouler sur la durée nécessaire un certain nombre de réformes. Je veux par exemple accorder plus d’autonomie aux établissements scolaires sur la base du volontariat. C’est une dynamique à créer sur des mois et des années.

Comment redonner immédiatement confiance ?

La confiance naît de la clarté. Les réformes sont annoncées et je demanderai immédiatement à la Cour des comptes un audit sur les finances publiques à remettre dans les quinze jours. À partir de là, il faudra engager un processus de réduction du déficit, d’allègement des impôts et parallèlement de baisse des dépenses. J’ai fixé un quantum : entre 85 et 100 milliards d’euros. Pourquoi ? Il s’agit d’effacer le déficit structurel – 50 milliards – et de procéder à une baisse des impôts – de l’ordre de 30 milliards.

Je ne le fais pas pour Bruxelles, je le fais pour nos enfants ! Il faut mettre un terme à notre endettement, d’autant que personne n’est capable de dire où en seront les taux d’intérêt dans trois ou quatre ans, et mettre en œuvre les réformes de structure nécessaires : sur l’âge de la retraite, le marché du travail et le Code du travail. Sur la retraite : il faut savoir que le passage à 65 ans de six mois en six mois représente 20 milliards d’économies sur le quinquennat. C’est une réforme décisive.

À côté de ces réformes structurelles, quelle serait la décision qui pourrait redonner de l’optimisme, le sourire ?

Le facteur confiance peut revenir très vite. Il faut convaincre les Français, en six mois, que l’on fait ce que l’on dit. Cela change complètement la donne. Il y a autre chose. Je veux présider, pas gouverner au quotidien. Je serai un président qui prend de la hauteur, ce qui n’a pas tout à fait été le cas lors des deux derniers quinquennats. Le Premier ministre gouvernera. Les ministres seront stables, sauf erreur de casting. Pensez que nous avons eu six ministres de l’économie en neuf ans… 

Nous avons connu deux présidents quinquagénaires. Vous aurez 71 ans en 2017. En quoi l’âge représente-t-il un atout ? Comment créer du désir chez des générations qui vous connaissent moins ?

L’âge est la seule variable sur laquelle je n’ai aucune maîtrise. C’est ainsi. L’aspect positif, c’est l’expérience, la solidité. « Vous nous rassurez », me dit-on. L’inconvénient, c’est l’âge en lui-même. On y remédie de plusieurs façons. D’abord, en vivant avec son temps, en se projetant dans l’avenir plutôt que dans le passé, et je crois que j’y arrive assez bien. Je propose aux jeunes trois grandes causes à partager avec moi : l’égalité entre les hommes et les femmes, l’invention d’un nouveau modèle de croissance qui permette de sauvegarder la planète, parce que nous sommes évidemment responsables du réchauffement climatique, et la transformation numérique du monde. C’est cela la modernité.

Enfin, il y a l’optimisme. Je me refuse absolument à participer à la morosité ambiante, au déclinisme. Je respecte beaucoup Alain Finkielkraut mais je ne souscris pas à l’idée d’une identité malheureuse. Je ne vais pas dire aux Français que nous serons plus malheureux demain qu’hier. Je veux porter une espérance. Cela correspond pour moi à quelque chose de profond. Vous voyez, ce n’est pas une question d’âge, c’est un état d’esprit. Je crois que la France a de l’avenir. Cela peut être perturbant ! On a l’habitude de dire que les gens de droite sont plutôt pessimistes et les gens de gauche plutôt optimistes. Ce qui prouve que je suis difficile à situer.

Précisément, le clivage droite-gauche vous paraît-il toujours aussi mobilisateur et structurant ?

Je ne suis pas sûr qu’il soit toujours ressenti comme tel dans la population. Regardez, tout se brouille. Les électeurs communistes votent Front national pour beaucoup d’entre eux. Le centre est partout et nulle part. Toutes ces lignes ont beaucoup bougé. On cite moins Jean Jaurès, mais je le relisais dernièrement. Quelle était sa définition du socialisme ? C’est quand même l’appropriation collective des moyens de production. Voilà une définition solide qui s’est encore concrétisée en 1981. Pour ma part, je crois à la libre entreprise et à l’économie de marché, quand M. Montebourg propose de nationaliser Alstom. En somme, le clivage persiste !

D’autres clivages, comme celui du périurbain et de la ville, des pro-européens et des eurosceptiques, vous semblent-ils importants ?

J’ai d’abord ma vision de la société française, qui n’est pas toujours celle de mes amis, et qui repose sur un constat : celui de sa diversité. Quand je suis en Polynésie ou aux Antilles, je ne vais pas dire que la France est un pays de « race blanche » ! Et j’ai observé que quand on dit que nos ancêtres sont les Gaulois, on est obligé de rectifier le lendemain. Je fais donc le constat de cette diversité et je pense que c’est une richesse. Dire que nous allons assimiler tout le monde et couper les racines, cela n’a pas de sens. 

Si vous coupez les racines d’un arbre, il meurt. On ne coupe pas ses racines, ce n’est pas vrai, et encore moins aujourd’hui. On m’a rappelé au Canada qu’au xixe siècle il fallait aux Italiens installés là-bas plusieurs semaines pour revenir au pays, de même pour recevoir une lettre. Aujourd’hui, ils communiquent par Skype matin, midi et soir. Cette réalité ne doit pas être oubliée. Il faut l’accepter en y mettant deux conditions : d’abord, on ne s’enferme pas dans son groupe. J’ai pu observer au Québec les risques du communautarisme. On est arrivé à admettre que les jeunes sikhs aillent à l’école en portant le poignard rituel à la ceinture… Ensuite, on construit quelque chose en commun. Autrement, ce n’est pas un pays. Je suis très attaché à cette construction du bien commun qui repose sur l’histoire, la langue, les racines judéo-chrétiennes de notre pays. Il faut que les nouveaux arrivants le sachent, non pas pour se convertir mais pour comprendre ce que sont les calvaires aux carrefours de nos routes ou les crucifix qu’on trouve dans les églises ou les musées. Cela fait partie de notre héritage et de notre culture. 

Et puis vous avez les valeurs de notre République. Cela peut sembler banal de le relever, mais notre devise Liberté, Égalité, Fraternité n’a pas pris une ride. On peut expliquer ce qu’elle signifie dans le monde actuel. Sans compter la laïcité qui est un marqueur français qui n’existe pratiquement nulle part ailleurs. C’est comme ça : nous avons cette vision de la séparation du spirituel et du temporel, du religieux et du politique, de l’Église et de l’État. Cela fait partie du bien commun de notre société. Voilà l’idée que je me fais de la France. Elle n’est pas partagée par tout le monde.

Un mot sur les inégalités que des chercheurs comme Louis Chauvel ou Thomas Piketty ont étudiées et analysées. Comment les attaquer à la racine ?

La mère des réformes, c’est l’éducation. Un chiffre m’avait frappé lors de la préparation de mon livre sur le sujet : dès l’âge de 3 ans, certains enfants possèdent trois fois plus de vocabulaire que d’autres. On voit bien pourquoi : ils vivent dans un milieu familial qui s’exprime en français, où l’on parle lors des repas, où l’on chante une comptine ou lit une histoire avant de dormir. L’école maternelle, les crèches sont donc essentielles. J’ai proposé qu’il y ait des animateurs linguistiques dans les crèches. L’école a cette fonction de correction des inégalités dès le plus jeune âge et ce n’est pas en classe de sixième qu’il faut s’alarmer du décrochage de ceux qui ne savent pas lire, écrire et compter. C’est tous les six mois, pendant tout le cursus primaire, qu’il faut faire du rattrapage, alléger fortement les effectifs dans les petites classes, créer des groupes de soutien, apprendre le français aux parents.

La réflexion est valable aussi pour l’emploi, le monde du travail. Les corrélations ne sont jamais évidentes mais deux chiffres, 24 et 7, ont retenu mon attention : 24 %, c’est le taux de chômage des jeunes de moins de 25 ans en France ; il y en a 7 % en Allemagne. Il y a trois fois plus d’apprentis en Allemagne qu’en France et trois fois moins de jeunes chômeurs. Nous avons un dysfonctionnement profond dans notre système d’orientation à l’école. 

Nous cumulons le décrochage de 150 000 jeunes par an dans notre système scolaire et la fiction de l’entrée libre à l’université.

Vous préconisez une sélection ?

Je veux vraiment tuer le tabou de la non-sélection. Il faut une orientation sélective, ne pas laisser les jeunes aller se fourvoyer dans des filières sans débouchés. Le taux d’échec des jeunes bacs pro qui entreprennent une licence est de 95 %. Ce n’est pas possible. Il faut les orienter vers un BTS, l’alternance en entreprise. C’est cela qui peut réduire les inégalités en redonnant une chance d’emploi à ces jeunes.

Je suis attaché à notre modèle social. Ceux qui prétendent vouloir le remettre à plat racontent des fariboles car, peu ou prou, ce modèle existe partout autour de nous en Europe. Le nôtre est plus sophistiqué et plus coûteux : mon objectif n’est pas de le mettre à bas mais de le consolider, de le sauvegarder en luttant principalement contre ses dérives. Je veux remettre de la responsabilité et à un moment, lorsque le marché du travail reprendra des couleurs, mettre en place de la dégressivité dans les indemnités allouées. Rien de pire que le type qui part travailler pour gagner le SMIC et qui constate que son voisin gagne presque autant en restant chez lui. On connaît son bulletin de vote : directement pour le Front national ! Vous voyez que la lutte contre les inégalités passe aussi par la remobilisation et la responsabilisation de tous.

Comment surmontez-vous cette contradiction entre votre libéralisme économique et votre volonté d’un État fort ?

Je ne vis absolument pas cela comme une contradiction. Ce n’est pas une schizophrénie. L’État est absent là où il devrait être présent et on le retrouve là où il devrait être discret et modeste.

Il y a des fonctions régaliennes qu’il est le seul à pouvoir exercer – c’est une question de souveraineté. Le secteur privé ne va pas s’intéresser à la lutte contre le terrorisme, à la sécurité, à la défense nationale, à la maîtrise des flux migratoires, à la défense des principes de la laïcité ou encore à la justice. Dans toutes ces fonctions-là, l’État doit être fort et doit retrouver son autorité pleine et entière. C’est une question de moyens – notre justice n’a pas les moyens de fonctionner –, de volonté politique et parfois de textes.

Dans le domaine économique et social, notre société a en revanche besoin d’un formidable ballon d’oxygène, de liberté. L’État doit laisser le champ libre aux entreprises, même s’il peut jouer le rôle d’un stratège. Dans ce domaine, je suis libéral. J’ai cette conviction profonde que la création de richesses, c’est l’entreprise privée qui la génère, et le marché régulé. Il faut donc s’attaquer aux charges écrasantes qui pèsent sur les entreprises et aux contraintes normatives en tout genre qui nous asphyxient complètement. Pour édifier une centrale de méthanisation dans une ferme en France, il faut cinq ans. En Allemagne, six mois. On peut multiplier les exemples à l’infini. Pour moi, c’est le défi majeur. Parvenir à simplifier, alléger les normes dans une société complexe par définition.

Vous souhaitez mettre la culture au cœur de votre projet politique. Quel est l’enjeu de la culture dans un pays comme la France ?

Il est crucial. La culture est l’un des éléments majeurs de notre identité, c’est un rempart contre la barbarie. La culture, c’est une langue – j’y reviendrai –, une littérature, je passe sur les aspects économiques bien connus. Être cultivé, c’est savoir des choses, c’est une construction de connaissances. C’est pour cela que le rôle de l’école est très important. C’est cela qui peut souder une communauté. Je propose trois axes : la transmission avec l’éducation artistique, notamment à l’école ; le soutien à la création ; et le patrimoine.

Vous favoriserez une France multiculturelle ou une culture française opérant comme un creuset ?

Multiculturelle dans notre société qui est diverse. Notre culture a été enrichie d’apports successifs. Mais il y a un bien commun, une vision commune. Et c’est cela qu’il faut cultiver. Je crois que le facteur le plus unificateur, c’est la langue. Je sais que l’histoire a été douloureuse, que la République s’est construite contre le breton, le corse, le basque… et je sais bien qu’il existe un mouvement très profond en faveur des langues régionales, mais la langue de la République doit rester le français. Je suis très réticent à l’idée de ratifier la charte des langues régionales parce que je ne veux pas que l’on commence à rédiger des actes officiels en cinq ou six langues différentes. Et pourquoi pas dix ou quinze ? L’amour de la langue est pour moi quelque chose de très important. J’aime ma langue.

Aurez-vous votre Malraux ?

Je ne l’ai pas encore trouvé. D’ailleurs, Malraux était unique en son genre…

Quel regard portez-vous sur Alain Juppé, le Premier ministre de 1995, avec cette grande crise sociale ? Qu’est-ce qui a changé chez vous ?

Est-ce que j’ai changé ? Ma réponse est assez évidente : je suis le même avec mes gènes, mes racines, mon éducation, et en même temps je ne suis pas le même à 70 ans qu’à 40. J’ai reçu des coups, connu des échecs, même si la vie m’a apporté beaucoup plus de bonheurs que de souffrances. Les échecs vous rendent plus attentif aux autres. Ma femme a eu une grande influence à ce sujet. Mais j’ai conservé une forme d’impatience, d’exigence vis-à-vis des autres, et je constate que toutes les équipes qui se sont constituées autour de moi sont restées très fidèles. Je fais confiance, je délègue beaucoup quand je fais confiance, je demande des résultats et, au total, je crée plus de fidélités que de ruptures.

On dit de vous que vous préférez être aimé qu’être élu ?

[Rires] Un journaliste m’a demandé un jour si je voulais être aimé ? Que répondre ? J’ai répondu oui et le lendemain son article était titré : « Alain Juppé : “Oui, j’ai envie d’être aimé”. »

La campagne présidentielle est un combat. Sarkozy y semble chez lui. Vous semblez plus retenu. 

C’est ma méthode et je crois que c’est ma force. Les Français ne s’y trompent pas. Ils attendent de cette fonction une certaine dignité et une certaine hauteur de vue. Comme j’ai quand même le sang chaud, contrairement à ce que l’on dit, il m’arrive de donner un coup de griffe.

Nicolas Sarkozy aurait déjà choisi son Premier ministre en cas de succès : François Baroin. Et vous ?

Je n’ai pas choisi. J’aurai deux critères : la compétence et la loyauté. Cela me permet d’écarter comme candidat potentiel Emmanuel Macron, qui commence sa carrière politique par un coup de poignard. C’est Brutus poignardant César, sauf que Hollande n’est pas César ! 

Propos recueillis par Éric Fottorinoet Laurent Greilsamer

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