Quand Narcisse fut mort les fleurs des champs se désolèrent et demandèrent à la rivière des gouttes d’eau pour le pleurer. – Oh ! leur répondit la rivière, quand toutes mes gouttes d’eau seraient des larmes, je n’en aurais pas assez pour pleurer moi-même Narcisse : je l’aimais. – Oh ! reprirent les fleurs des champs, comment n’aurais-tu pas aimé Narcisse ? Il était beau. – Était-il beau ? dit la rivière. – Et qui mieux que toi le saurait ? Chaque jour penché sur ta rive, il mirait dans tes eaux sa beauté… – Si je l’aimais, répondit la rivière, c’est que, lorsqu’il se penchait sur mes eaux, je voyais le reflet de mes eaux dans ses yeux.

 

Le Disciple n’est pas reproduit ici tel qu’Oscar Wilde l’a publié en 1893. Car ce poème fut d’abord l’une de ces histoires que le dandy racontait à son public pour le séduire. Et c’est ainsi qu’André Gide la retranscrit, avec des fraîcheurs de rosée, sans les ornementations décadentes de la version écrite par le Narcisse anglais. Oscar Wilde était riche en paradoxes jusqu’à céder parfois aux sirènes de la mode, par manque d’individualisme. Pourtant, nous dévoile-t-il ci-dessus, le monde entier est égotiste ; et même la nature se regarde dans les yeux de l’homme. Ceci explique peut-être le curieux mélange du De profundis que l’écrivain rédigea en prison. Dans cette longue lettre à son amant, d’amour et de reproches, le mondain déchu se convertit à l’humilité, sans abandonner pourtant l’orgueil du démiurge. Et, c’est peut-être là, plus que dans sa philosophie du plaisir, que l’écrivain nous touche. Dans son entrelacs de provocations et de souffrance, de désirs et de culpabilité, de fierté et de manque. Tous, nous sommes encore otages de la société et de nos sentiments : de ce que les autres pensent de nous. Princes d’une communauté Internet, célèbres un quart d’heure, dépendants bientôt de l’image qu’on vous prête. Et, tous, les bourreaux de ceux qu’on like ou qu’on aime : « il y a / Des gens qui le font d’un mauvais regard, / D’autres avec des mots et des manières ; / L’homme usera d’un baiser s’il est couard, / D’épée, s’il a du caractère ! » Reconnaissons en Facebook un miroir à l’ambiguïté de nos âmes. 

 

Version rapportée par André Gide dans Oscar Wilde : In memoriam (souvenirs), Le « De profundis », 1910
© Mercure de France

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