Quelles ont été les grandes inflexions idéologiques de la droite dite néoconservatrice ?

J’observe trois étapes. La première remonte à 1981. Avant ce tournant, il semblait un peu honteux de se dire « de droite » et la droite ne revendiquait pas cette étiquette, mais la génération de 1981 s’en est emparée, tout en se positionnant sur un registre néolibéral. Un deuxième infléchissement est venu avec le sarkozysme. Nicolas Sarkozy s’est focalisé sur les questions d’identité nationale, accordant par étapes – en 2007, en 2010 après les régionales, en 2012 et enfin aujourd’hui – de plus en plus d’importance à cette thématique. La dernière inflexion concerne la dimension religieuse. Après son élection en 2007, si on le compare avec Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy a essayé de placer davantage la religion au cœur de l’identité de droite, notamment avec le discours de Latran et sa fameuse phrase : « Dans la transmission des valeurs et dans l’apprentissage de la différence entre le bien et le mal, l’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur. » Mais c’est surtout la Manif pour tous contre la loi Taubira qui a eu un effet sur la structuration et la mobilisation d’une droite catholique conservatrice. 

Quel rapport avec le courant néoconservateur apparu aux États-Unis dans les années 1960-1970 ?

Néoconservateur, c’est un terme très large. Aux États-Unis, il s’agit d’une mouvance née à gauche, chez des personnes qui se sont senties « agressées », selon leurs propres termes, par les mouvements en faveur des droits civiques et de contestation de la guerre au Vietnam. Leur combat se déployait sur un registre moral : la lutte contre le relativisme qui voudrait que toutes les valeurs se valent. La référence philosophique était Leo Strauss, qui défendait une hiérarchie des valeurs en référence à l’Antiquité et au judéo-christianisme. L’idée phare de ce mouvement était l’ordre moral, contre l’idéologie des droits individuels et pour la mise en avant des valeurs collectives familiales. C’est en ce sens alors que l’on pourrait utiliser le terme de « néoconservatisme à la française ». Si on reprenait la classification par René Rémond des droites en France, cette mouvance évoquerait la droite légitimiste, en défense de l’ordre religieux, moral et sexuel, des valeurs de la famille et de la tradition.

Qui incarne cette droite néoconservatrice ? 

Ce sont des cercles concentriques. On en trouve bien sûr des représentants au sein même des Républicains. Et aussi au Parti chrétien-démocrate, le PCD de Christine Boutin, aujourd’hui présidé par Jean-Frédéric Poisson. Il s’agit d’un mouvement indépendant mais associé aux Républicains. Dans cette mouvance, il faut également signaler le rôle de Sens commun, un groupe de pression apparu dans le sillage de la Manif pour tous et associé aux Républicains. Sens commun a adopté une stratégie d’entrisme en essayant de faire changer les choses de l’intérieur du parti dominant. Il est lié à l’association Familles chrétiennes et a pris position dans la primaire pour soutenir François Fillon, même si ce choix a été contesté dans ses rangs. Sens commun aurait aussi pu opter pour Jean-Frédéric Poisson ou Hervé Mariton, soutien de la Manif pour tous, ou pour Nicolas Sarkozy. En effet, Fillon, tout en revendiquant son identité catholique, ne remet pas en cause la législation sur l’avortement et n’est pas très clair sur la question, centrale pour ces groupes, de l’abrogation de la loi Taubira…

Et en dehors du parti des Républicains ?

Restent des éléments de la Manif pour tous qui n’ont pas eu cette stratégie d’entrisme. Ce sont des réseaux qui se réunissent avec une volonté affirmée de former la relève à droite. Par exemple, l’Institut de formation politique (IFP) se donne pour objectif de former des jeunes qui pourront occuper des positions électorales, intervenir dans le débat public ou dans les circuits de décision, en portant les valeurs de cette droite-là. Les formations sont payantes, mais pas très chères. Ces réseaux de formation politique des nouvelles générations de droite seraient très intéressants à étudier. On peut citer encore les réseaux plus anciens de lutte contre l’avortement, par exemple la Fondation Jérôme-Lejeune.

Ces mouvements ne sont pas si nouveaux.

En effet, si l’on se rappelle la fin des années 1970, le Club de l’Horloge a eu aussi comme objectif de conquérir une hégémonie intellectuelle et d’établir des passerelles avec les partis de droite dominants à l’époque, le RPR et l’UDF. Il était en partie lié au GRECE, le Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne d’Alain de Benoist, et partageait son attachement au thème identitaire et anti-immigration. Ces deux clubs se différenciaient néanmoins sur deux points : le GRECE n’était pas néolibéral, contrairement au Club de l’Horloge, et il était d’inspiration néopaïenne quand l’autre revendiquait un ancrage dans la religion catholique. La grande différence avec aujourd’hui tient au fait que ce dernier était alors un petit groupe d’énarques, très élitiste. Le mouvement actuel s’adresse à la base et cherche à mobiliser à travers les réseaux catholiques et paroissiaux. La stratégie du Club de l’Horloge visait les instances dirigeantes des partis : Jean-Yves Le Gallou qui migrera au FN ou Yvan Blot qui occupait des positions au sein du Parti républicain (PR) et du RPR. Cette stratégie ne passait pas par la formation plus large de jeunes en vue de peser sur la constitution des listes électorales au niveau local et d’obtenir des représentants, comme ce fut le cas dans la liste de Valérie Pécresse aux dernières élections régionales.

En quoi ce mouvement est-il différent du Front national ?

Historiquement, le FN n’est pas implanté dans les milieux catholiques. Pendant longtemps, être catholique pratiquant a même été un antidote au vote FN. Ce n’est plus vrai aujourd’hui. De même que les femmes n’étaient guère électrices du FN, elles le sont davantage maintenant. Historiquement, le noyau du FN ne se situe pas chez les catholiques pratiquants mais plutôt chez les sans-religion. À ceci s’ajoute la dimension sociale de cette droite catholique dont les militants sont issus de milieux bourgeois tandis que le FN s’implante davantage dans les milieux populaires. Par ailleurs, certains sont engagés dans des actions caritatives et de bienfaisance. Ces notions d’assistance et de charité ne sont pas du tout présentes au FN. On observe toutefois dans les rangs de cette droite une forme de nationalisme et des positions vis-à-vis de l’immigration, de l’islam ou de l’identité nationale qui permettent une porosité de plus en plus forte avec l’extrême droite. 

La droite radicale est-elle un enjeu pour la droite classique ?

Oui, c’est un enjeu interne à la droite de conquérir cette mouvance dans le cadre de la primaire. Avant l’ouverture de la primaire, les candidats ont défilé devant Sens commun. Ils ont été mis sur la sellette au sujet de l’abrogation ou non de la loi Taubira. Bruno Le Maire a dit « pas d’abrogation », ils ne l’ont pas soutenu. Même chose pour Juppé. Quant à Nicolas Sarkozy, même s’il existe une réserve de ce milieu catholique à son égard en raison de ce qu’il incarne à titre personnel, en particulier son rapport à l’argent, la droitisation de son discours peut en séduire certains. Le poids politique de ce mouvement dans la campagne de la primaire est difficile à quantifier tant qu’on ne connaît pas l’envergure de la mobilisation. On sait cependant que les personnes âgées seront bien représentées dans ce scrutin et qu’elles constituent un vivier décisif. Cette droite néoconservatrice, malgré sa dimension souvent souterraine et sa vieille réticence à communiquer, dispose aussi de techniques efficaces de mobilisation de ses réseaux autour des paroisses et d’un certain nombre d’associations catholiques, comme l’a montré le mouvement de la Manif pour tous.

Si François Fillon perd la primaire, Sens commun et sa mouvance soutiendront-ils Nicolas Sarkozy ?

D’abord, il ne faut pas surestimer l’influence de ce type de formation sur les électeurs de la bourgeoisie catholique. Ce ne sont pas des voix contrôlées par un groupe et je pense que ces électeurs se répartiront probablement entre différents candidats. Dans le cas d’un duel entre Juppé et Sarkozy, on peut juste noter que jusqu’à présent le premier ne leur a pas fait beaucoup de concessions. Sarkozy fera sans doute plus d’efforts pour les conquérir ou les reconquérir.  

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

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