Qu’est-ce qui ne va pas avec l’islam en France ?

Côté musulman, on se sent montré du doigt, stigmatisé, discriminé. On se demande : « Pourquoi tant de haine et d’islamophobie ? » Du côté du reste de la société française, on s’étonne que les musulmans « ne comprennent pas qu’ils ont un problème ». On assiste ainsi à la prolifération maligne des reproches, des accusations et de la défiance. Au grief : « Vous ne voulez pas nous intégrer, ou voir que nous le sommes déjà », s’oppose un grief inverse : « Vous ne voulez pas voir vos difficultés d’intégration, ou vous ne voulez pas vous intégrer ». J’essaie sans cesse d’agir, d’écrire, d’intervenir, pour recréer du lien et contribuer à réparer cette déchirure. Dans mon Plaidoyer pour la fraternité paru en 2015 chez Albin Michel, j’en appelle à l’engagement résolu de toutes les bonnes volontés contre l’aggravation de cette incommunicabilité attisée par les extrêmes, au point que trop de nos concitoyens – musulmans ou non – se laissent convaincre par l’idée dangereuse et fausse que « décidément, on ne va pas pouvoir vivre ensemble parce qu’on est trop différents ». D’où la montée parallèle du repli identitaire et du repli communautariste, avec un risque très dangereux de partition pour notre société.

En quoi l’islam est-il devenu un problème dans notre pays ?

La France et l’islam ont tous les deux un problème, et c’est le même ! C’est une crise de l’identité historique que l’on devrait avoir la sagesse d’affronter ensemble. La société française n’est plus seulement « blanche et chrétienne », et elle n’est plus assez à la hauteur de sa promesse républicaine de liberté, d’égalité, de fraternité. Mais elle a du mal à l’admettre. Pour certains, l’islam est donc le bouc émissaire, le cache-misère : on parle de quartiers gangrénés par l’intégrisme islamiste, ce qui est vrai, mais on oublie d’agir contre la paupérisation, la ghettoïsation, la relégation sociale terrible de ces quartiers dans lesquels la promesse historique du modèle social français n’est plus tenue du tout ! Du côté de l’islam, on accuse pêle-mêle la France, l’Occident, la colonisation ou les réflexes postcoloniaux pour ne pas avoir à regarder en face la faillite épouvantable d’une civilisation qui compte une seule – et fragile – démocratie, la Tunisie. Une civilisation dont la grande culture spirituelle a sombré dans une religiosité obscurantiste qui prolifère partout. Dans ma Lettre ouverte au monde musulman, j’ai parlé de cette crise en miroir où chacun oublie trop volontiers que l’autre le renvoie en réalité à ses propres démons. Heureusement, quelques esprits lucides de part et d’autre m’ont rejoint dans cette thèse et assument la responsabilité d’une autocritique.

Quelle est la réalité de l’islam en France ?

Celle d’une culture musulmane en crise profonde, écartelée entre les tenants de la tradition qui s’enferment dans la voie sans issue de la rupture avec l’environnement non musulman, et toutes celles et ceux qui savent concilier leur fidélité à cette culture avec une pleine inscription dans la société française. Car certains ont réussi à adapter leur rapport à l’islam. D’autres, pour tout un ensemble de raisons – déficit d’éducation et misère culturelle, relégation dans des ghettos livrés à la propagande salafiste… – n’y arrivent pas.

Le problème crucial est cette propagation du salafisme, un néo-conservatisme borné, en rupture avec les valeurs et les mœurs françaises. La réalité de l’islam est celle d’une civilisation et d’une religion qui ont le plus grand mal à se renouveler, à trouver leur place dans la modernité. En France, existe pourtant aussi un islam des Lumières porté par des milliers de femmes et d’hommes qui vivent leur spiritualité en harmonie, en convergence, avec les valeurs des Droits de l’homme, de la démocratie, de la République et de la laïcité. Cette dernière n’est pas l’ennemie de la religion. Son principe n’est pas d’éliminer le religieux de l’espace public mais de garantir les mêmes droits pour tous – non-croyants et croyants. C’est aussi un garde-fou contre un religieux qui voudrait envahir l’espace public sans contrôle ou créer des sécessions communautaristes. Le défi crucial de l’heure est que cet islam éclairé produise un contre-modèle assez fort pour endiguer la montée du salafisme. C’est la responsabilité des élites musulmanes de notre pays. C’est celle aussi de l’État que de les y aider – parce que la laïcité ne peut rester neutre face à l’intégrisme, mais doit venir au secours de toutes les forces vives de la société civile qui concourent à renforcer la République.

N’est-ce pas le but de la nomination de Jean-Pierre Chevènement à la tête de la Fondation pour l’islam de France ?

Comment les jeunes musulmanes et musulmans peuvent-ils se sentir concernés par ce qu’il va dire sur l’islam ? Combien de temps va-t-on perdre, alors qu’il est urgent de donner aux porteurs d’un islam des Lumières l’appui politique et la position institutionnelle dont ils ont besoin – dont nous avons tous besoin – contre la montée de l’obscurantisme et contre les discours de ceux qui voudraient assimiler l’islam entier à celui-ci ? Car il est là, le fantasme absurde et ravageur : celui d’une religion et d’une culture complètement arriérées, antimodernes par essence, et qui seraient intolérantes, conquérantes et violentes par nature. Est-ce Jean-Pierre Chevènement qui va incarner une culture musulmane en rupture avec ces clichés ? Bien sûr que non.

Vous avez fermement appelé à une réforme de l’islam. Qu’entendez-vous précisément par là ?

La réforme est simultanément conduite par les acteurs et les penseurs. Les acteurs, ce sont toutes celles et ceux qui, au quotidien, ont entrepris d’extirper de leur propre rapport à l’islam tout ce que cette tradition et cette culture comportent d’obscurantismes : dogmatisme, machisme, sexisme, antisémitisme, autant d’horreurs qui contaminent la vie de l’islam depuis des siècles. Nombre de musulmanes et de musulmans ont déjà fait le ménage dans leur culture ! Je les appelle les héritiers de l’islam : ils ont exercé un droit d’inventaire vis-à-vis du passé, et repris exclusivement l’héritage – en le mettant en acte – d’un islam humaniste qui s’exprime dans la pratique concrète de l’adab (du « bon comportement ») et qui rejoint l’universel éthique : ne fais pas à autrui le mal que tu ne voudrais pas qu’il te fasse ; fais lui le bien que tu voudrais qu’il te fasse ; cultive la droiture, le sens de la dignité personnelle, la générosité, l’hospitalité, la fraternité ; recherche le savoir, pour te tenir au plus loin des préjugés, des idées toutes faites, des croyances non éclairées par l’intelligence. Il y a tout cela dans les écrits des philosophes et des soufis musulmans – avec en plus, chez ces derniers, la quête intérieure du secret de l’âme humaine. Voilà ce qu’il faut présenter aux élèves : le meilleur de l’islam, pris chez les sages. Je le fais dans mon livre Quelles valeurs partager et transmettre aujourd’hui ? (à paraître chez Albin Michel), qui montre la convergence au sommet des grandes cultures du monde, islam compris, sur les valeurs, vertus et méditations humanistes majeures. Le rôle des penseurs est d’accompagner cette recherche d’un islam éclairé par les acteurs, de cristalliser par des mots, des représentations, des supports de questionnement et de méditation personnelle ce que chacun recherche déjà par lui-même. J’y contribue comme philosophe par l’élaboration d’une pensée critique et créatrice, accessible à tous – une pensée qui ne se contente pas de déclarer : « Oui, l’islam est compatible avec la modernité », mais qui construit patiemment cet accord, point par point, en prenant à la racine les piliers fondamentaux de la vision du monde islamique pour les réexaminer et les métamorphoser dans des significations nouvelles, à partir du présent et pour l’avenir.  

Propos recueillis par Éric Fottorino

 

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