Mai 2016. Des autocars sont garés en grand nombre devant l’esplanade de la Maison de la danse de Lyon. Venus des quatre coins de la région Rhône-Alpes, plaines agricoles, villes sidérurgiques, vallées frappées par la fermeture des usines, métropoles high-tech, villages reculés, ou banlieues désignées comme « sensibles », neuf cents lycéens, dont certains se sont levés aux aurores, sont assis sur les marches ou à même le sol d’asphalte, à l’ombre des autocars. Ils mâchent des sandwiches. Ils sont accompagnés par des adultes qui leur parlent, qui espèrent qu’ils se tiendront bien, qu’ils seront à la hauteur de l’enjeu : la remise d’un prix littéraire.

Ils ont lu pendant l’année quatre romans contemporains, ils ont reçu les auteurs de ces livres dans leurs lycées, leurs centres d’apprentissage, leurs écoles hôtelières, leurs lycées agricoles. Cela n’est pas naturel, de rencontrer un écrivain vivant, qui n’est ni un classique ni au programme, et dont la lecture n’est pas jugée « utile ». Cela pourrait faire croire aux lycéens que les écrivains vivent dans le même monde qu’eux, et qu’ils ont des préoccupations qui ressemblent aux leurs. Cela pourrait leur faire croire que la littérature les concerne… qu’ils peuvent avoir un avis à son sujet, et même un esprit critique. Puisque le prix, c’est eux qui vont l’attribuer.

Ils ont préparé cette journée avec leurs professeurs de français ou d’histoire. Certains romans choisis mettent en scène des personnages qui traversent des guerres, des migrations ou des événements illustres. Deux matières peuvent marcher main dans la main, c’est nouveau pour certains.

La journée qui s’annonce, dans ce grand théâtre, est la restitution de projets d’éducation artistique réalisés sur le thème de la lecture des romans. On va assister, pendant trois heures, au prolongement de l’œuvre, par un enchaînement de chansons, monologues de théâtre, installations plastiques, films et autres chorégraphies, qui, on le craint, risquent de figurer au énième spectacle de fin d’année à la gloire d’adolescents en mal de célébrité. On a peur du papier crépon.

Les premières qui entrent en scène sont des filles venues d’une bourgade de montagne, timides, les joues déjà rouges de devoir affronter, sur un vrai plateau, avec régie lumière et son impeccable, le regard de près de mille personnes assises dans du velours. Ceux des copains de classe et les professeurs qui ont l’habitude de noter leurs devoirs. Ceux encore des écrivains concernés, installés au premier rang. La chanson, écrite et composée, résonne avec un roman sur l’exil, et la voix qui s’élève, habitée et remarquable, se mêle à des accords de guitare plaqués avec un tempérament qui en dit long sur l’engagement de la jeune fille et sur la compréhension du roman en question. Personne, visiblement, ne s’attendait à autant de grâce et de maturité, puisque chacun cherche le visage de son voisin, bluffé.

Des garçons suivent, dialogue de théâtre, mise en abyme, humour, swing, pas de deux stylisé et réglé en un tempo habile et bientôt envoûtant. Jeux de mots qui chahutent le roman étudié, liberté de ton, accent de banlieue, envolée saisissante pour ces deux élèves d’un lycée technologique. Chapeau.

Après, c’est un cocktail préparé sous nos yeux, toujours en lien avec une intrigue romanesque que les deux maîtres de cérémonie maîtrisent à la perfection. Shaker, commentaires dans le micro-cravate, ingrédients inattendus. Numéro de voltige. Offert par les élèves d’un lycée hôtelier.

Chaque intervention étonne par sa qualité, son originalité, le travail accompli, la joie et le désir de montrer. Chaque pied mis sur scène est une prise de risque, une tentative, une première, et chaque proposition est applaudie, encouragée par une salve d’énergie pure et débordante. Les lycéens sont parfois debout, comme s’il s’agissait d’un tournoi sportif, soutenant les leurs, se laissant séduire par les autres.

Surprise. Qui aurait imaginé ? C’est la lecture de textes littéraires, accompagnée par des enseignants, qui suscite cela. Cette fougue et ce plaisir de la mise en scène.

Quelles que soient leur classe sociale, leur origine, l’histoire de leurs parents, chômeurs ou pas, immigrés ou non, habillés chez Zadig & Voltaire ou chez Auchan, quel que soit le lieu où ils vivent, citoyens parmi les invisibles, des lycéens et des apprentis peuvent lire et penser aussi bien que n’importe quelle supposée élite. On n’en doutait pas. Qui a envie de cela ? Qui a envie de développer cette égalité des chances ?

Les écrivains présentes – et pas des moins reconnues : Valérie Zenatti et Minh Tran Huy –, touchées, admettent n’avoir jamais été fêtées de la sorte, par des adolescents. C’est une nouvelle suffisamment bonne pour avoir envie de la partager. 

 

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