Bien que j’aie navigué sur toutes sortes d’embarcations — cargo, paquebot, porte-conteneurs, frégate, sous-marin, chalutier, remorqueur d’assistance —, je suis et reste un plaisancier. C’est-à-dire un amateur, rien qu’un amateur, avec tout ce que le mot recèle d’amour passionné, frustré, comblé, inachevé. J’admire les professionnels de la course, les as de la glisse et du routage, j’ai tiré quelques bords avec l’un ou l’autre, mais je dois à l’honnêteté de proclamer qu’en mer, je veux aller lentement, je veux m’arrêter à tout bout de champ, me nicher dans les trous, tutoyer les cailloux, mes cailloux. Je n’ai aucun sens de la compétition. Un bateau bien réglé, un bateau qui file, c’est beau à voir et c’est cela qui me séduit. Dans plaisancier il y a plaisir, point à la ligne.

Mais le plaisir d’été, le plaisir de plaisance, est beaucoup plus retors qu’on ne songe. L’été, les ports sont pleins, pleins à craquer, les ports ne sont plus que marinas dont vous êtes le gibier, le gogo, le résident forcé, l’abonné involontaire. Douces nuits au ponton tandis que vos voisins de bâbord, en vareuse rose réglementaire, dévident à pleins poumons Santianooo, et que vos voisins de tribord, en blazer à boutons dorés et t-shirt à rayures, se prennent pour des yachtmen Armor-Lux. Dira-t-on la poésie rustique des sanitaires collectifs qui annoncent froidement : « Vous avez deux minutes pour vous déshabiller » ? Bien sûr, j’opte pour les mouillages forains mais ils n’ont qu’un temps, les mouillages forains, le temps d’imaginer une douche tiède, ce qui, chez les dames surtout, n’est pas, vraiment pas, négociable. J’attends toujours une thèse de sociologie sur la conjugalité navigante, sur la sexualité en cabines fort basses de plafond, sur les pannes de frigo, la carence de salade et la surabondance du pâté Hénaff.

Un port résume tous les autres, à mon sens. C’est Saint-Pierre, sur l’île de Guernesey, Saint-Pierre que dominait la maison d’Hauteville où Victor Hugo défia Napoléon le Petit. Étape quasi incontournable pour qui croise entre Chausey, Plymouth et les Scilly. Étape exquise pour qui goûte les vieilles pierres. Étape plus que bondée où l’on s’entasse à l’infini — et où la rapacité britannique se déguise en cordialité mousseuse, pinte après pinte.

L’été, c’est la promesse du ridicule. Pas garanti mais probable. Vous arrivez de Dartmouth ou de Salcombe, le temps était frais, l’équipage un brin fatigué, vous avez évité les cargos sur le rail, vous êtes repu de sel, et vous voici, l’œil flou, manœuvrant au millimètre près, rasant une poupe, cherchant un flanc secourable pour une nuit à couple. La voile, c’est comme au poker, quand ça dérape, ça dérape grave. Un bout mal assuré, un vent qui refuse, un moteur qui tousse, et vous partez en vrille, vous basculez dans le grotesque. Il faut le savoir, il faut l’admettre et s’y préparer : une fois par saison, au bas mot, vous serez ridicule, et vous le serez sous les regards innombrables des occupants de Saint-Pierre-Port — pire, sous les yeux perçants d’Anglais goguenards. Croyez-moi, apprendre le ridicule est aussi nécessaire au plaisancier que le nœud de chaise, le nœud en huit, le nœud de cabestan, le nœud de grappin, and so on.

Il y a plus grave. C’est ce que je baptiserai la tragédie de la blonde. Un voilier s’annonce, un grand et beau voilier. À la barre, un grand et bel homme en short, les mâchoires serrées, la prunelle ferme. À l’avant, une grande et belle blonde en short, à genoux, les jambes brunies mais la main tremblante, la gaffe hésitante, l’amarre incertaine. L’homme ne dit rien. Et puis, à l’approche du ponton ou du mouillage, il éructe soudain, il lance des ordres en rafales, il monte vers les aigus, il exige, il intime, il requiert, il stipule. Et la blonde s’applique, et la blonde se courbe, et la blonde essaie d’obéir, mais quoique obéissante, elle est par définition inférieure à la tâche tel un candidat à l’agrégation. Et le skipper déverse sa rage, c’est-à-dire son appréhension. Il pressent la catastrophe, et une sorte de folie meurtrière s’empare de lui. Il a si peur qu’il aimerait écraser la blonde comme une punaise, une belle blonde pourtant, qu’il invite dans des restaurants mieux que ça, il tente de dériver le ridicule vers elle mais il sait, en son for intérieur, que nul n’y croit, et cela décuple sa fureur. Par deux fois, j’ai empêché un de ces vaillants capitaines de cogner, de cogner pour de bon.

En voilier, voyez-vous, la plupart des femmes sont blondes ou en ont l’air et je tiens à leur dire mon immense compassion, ma totale solidarité. J’observe ces vieux couples anglais qui intervertissent les rôles, la femme à la barre, l’homme aux bouts, et qui arrivent doucement, sans parler, comme si c’était naturel. Nous autres, Français, plaçons dans l’exercice tant de testostérone, d’exploits plus ou moins légendaires, de narcissisme terrien, de fantasme conquérant…

La plaisance, je vous le garantis, est un plaisir délicat. Mais la plaisance d’été, méfiez-vous, surtout si vous vous trouvez du mauvais côté du mât. Au mois d’août, le ridicule peut tuer. 

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