Le regard de Georges Pernoud se focalise soudain sur un objet flottant. Au milieu des eaux brunes de la Seine, un carton passe doucement en direction de l’aval : « Vous voyez, tout ce qu’on balance à l’eau part vers la mer. » Les bureaux de Thalassa, la mythique émission de France 3 qui, depuis 1975, raconte la mer dans toutes ses dimensions (écologique, sportive, humaine, historique), sont situés sur un bateau amarré au pied de France Télévisions. Et c’est là que nous reçoit le non moins mythique créateur et présentateur de Thalassa, Georges Pernoud. « Ce n’est pas un vrai bateau, il n’a pas de moteur », tient-il à préciser. Tout au long de l’entretien, l’homme aux 1 700 émissions, qui depuis quarante ans apporte aux Français à domicile les plus beaux voyages maritimes, évite soigneusement de se faire mousser. « J’étais caméraman, je faisais les chiens écrasés. La mer, c’est venu parce que j’étais pigiste et que j’ai eu de la chance. » Première chance : aller faire le portrait du peintre jurassien Pierre Bichet, qui se trouvait être le bras droit du volcanologue Haroun Tazieff ; le jeune journaliste sera invité à suivre deux expéditions au bord des cratères. Deuxième chance : il était de garde aux studios de la rue Cognacq-Jay quand arriva une offre inouïe : on cherchait un caméraman célibataire pour suivre une course anglaise à la voile autour du monde. « Je n’avais jamais mis les pieds sur un bateau, mais j’étais partant. J’ai fait Plymouth-Le Cap avec une équipe française, 65 jours et 65 nuits de navigation. Nous avons commencé par traverser un golfe de Gascogne très énervé, j’ai été malade comme un chien et puis je me suis amariné. Comme nous n’étions que neuf à bord, j’ai appris à faire des quarts. Pendant les quatre heures le jour et les quatre heures la nuit, on parlait. Il y avait là un ancien capitaine au long cours qui me racontait ses voyages. Tous étaient des mordus de voile. J’ai découvert combien ces gens étaient passionnés. » 

La mer fait désormais partie de sa vie. Comme deux tiers des humains qui en dépendent. « Un jour, des ingénieurs du CNEXO, l’ancien nom de l’Ifremer, m’ont dit : “La mer est l’avenir des hommes.” J’ai repensé à l’histoire que me racontait mon père, celle du Grec Xénophon qui ramenait ses troupes à travers les montagnes d’Asie Mineure, et dont les hommes épuisés apercevant la mer s’écrièrent fous de joie : Thalassa ! Thalassa ! Pour eux, c’était le salut. » Une autre chance se présente quand, lors d’une réunion de programmes à France 3 où l’on cherche une idée d’émission régulière, une fois par mois, Georges Pernoud peut proposer Thalassa, le magazine de la mer. Le directeur de la rédaction était un helléniste distingué. Accepté !

Pendant quatre ans, il va apprendre à faire un magazine, un 26 minutes monté à Marseille et diffusé un samedi par mois à 20 heures, en face des grands journaux télévisés. « J’étais sûr d’une chose : il fallait supprimer tout le vocabulaire maritime. J’aurais perdu les neuf dixièmes de l’audience. Depuis je m’y suis tenu : je n’ai jamais embauché de marins, mais des journalistes. Chaque fois que je suis tenté de me prendre pour un spécialiste, je me dis : Jojo, tu habites Nanterre, tu n’y connais rien ! » Le succès de l’émission est tel que Jean-Marie Cavada, qui venait d’arriver aux commandes de France 3, lui dit un jour : « Devenez hebdo. »

Qu’a-t-il appris de la mer, ce natif du Maroc qui a depuis sillonné le monde en tous sens ? « Le plus important : nous n’avons pas de branchies. L’eau comporte un risque intrinsèque car nous ne sommes pas des poissons. Dès que j’arrive quelque part, je pose mes bagages et je fonce au port pour parler aux gens. Un jour, au petit matin, il y avait un pêcheur qui préparait son bateau ; avant d’embarquer, je le vois qui se penche et vomit. Il n’était pas souffrant, mais chaque matin, le stress le faisait vomir. Parce qu’il était responsable du bateau, de la pêche, de l’équipage. Aller sur la mer est toujours un danger. Les marins le savent, leurs familles aussi. Quand un bateau qui sort en croise un qui rentre, ils échangent un “Bon vent !”. Chacun sait que l’autre est peut-être celui qui viendra le sauver. Cette expression, “Bon vent !”, je l’ai reprise dans mon émission. » La mer est belle, elle est passionnante, elle est utile, vitale même ; est-elle pour autant une amie ? « La pêche, c’est un moyen de vivre, beaucoup d’hommes en dépendent. Mais il ne faut jamais oublier que sur l’eau, tout est compliqué. Même les tournages ! J’ai loué des dizaines de bateaux pour Thalassa, et je reste constamment vigilant. »

Georges Pernoud, en bon journaliste, admire les passionnés qui lui offrent les plus beaux sujets de reportage. James Cameron, par exemple, le cinéaste mondialement connu pour son film Titanic. « Il s’est fait fabriquer une sorte de bathyscaphe qui ressemble à un téléphone portable de 20 m de haut. Et, en 2012, il est descendu à presque 11 000 m dans la fosse des Mariannes, en face du Japon. C’est un vrai fêlé ! Il était seul dans son sous-marin, avec un seul bouton pour remonter, comme dans un ascenseur… » Un autre passionné, inconnu du grand public celui-là, fascine l’homme de Thalassa. Quand on lui demande ce qui l’a le plus impressionné dernièrement en faisant son émission, il cite en tout premier la réserve de Scandola, en Corse, l’une des plus belles au monde, classée au patrimoine de l’Unesco. Elle est née d’un volcan qui a créé, au lieu de concrétions verticales, des barres horizontales qui ressemblent à des bordures de trottoir. « Le gardien, qui est là depuis trente ans, chérit sa réserve comme son bébé. La visiter avec lui, c’est fabuleux. Il est rare de rencontrer des gens qui se dévouent corps et âme pour un territoire important pour l’avenir, pas seulement pour la biodiversité et les familles de balbuzards qui nichent sur ses falaises : dans des grottes accessibles seulement en zodiac, il a repéré des algues fossilisées dont les empilements révèlent sur de longues durées la hauteur de l’eau. Eh bien, elle baisse, au rythme de 6 mm par an : la Méditerranée, mer fermée, se réduit. »

Même pour un tempérament optimiste comme Georges Pernoud, l’enjeu écologique s’impose nécessairement quand on s’intéresse à la mer. « Nous sommes de plus en plus nombreux, et vivons de plus en plus près du littoral. Les déchets industriels descendent les fleuves : nous avons un jour fait analyser les boues qui tapissent le lit du Rhône peu avant son delta, ce qu’on y trouvait n’avait rien de rassurant. Mais lorsque nous avons demandé à des scientifiques s’il ne faudrait pas racler ces résidus chimiques, ils ont répondu qu’on ne ferait que les disperser et que ce serait pire. » Pendant trois ans et demi, Thalassa a suivi l’expédition du navire scientifique Tara sur l’étude du plancton. « Longtemps, on nous a appris que l’Amazonie était le poumon vert de la Terre, et qu’elle absorbait des masses de CO2. Nous savons maintenant que le plancton à lui seul nous débarrasse de 41 % du CO2 que nous émettons, alors que l’Amazonie en absorbe 7 à 8 %. Notre futur se joue là, dans la biodiversité du plancton des océans. » Pour accélérer la mutation écologique de la planète, Georges Pernoud a une idée : « Au lieu de dépenser des milliards pour imposer des réductions très hypothétiques de CO2 à des pays et des industriels réticents, on devrait miser sur les programmes scolaires. Pour un coût modique, il ne serait pas difficile de sensibiliser tous les enfants du monde aux réalités écologiques et, en dix ans, on aurait changé le rapport de force. »

Georges Pernoud connaît la puissance de l’argument comptable aujourd’hui. Ce printemps, il a appris que Thalassa allait revenir, à la rentrée 2016, à la périodicité de ses débuts, une fois par mois. S’il en est attristé, il n’en laisse rien paraître. 

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