J’étais en colère contre mon ami :
J’ai dit mon courroux, mon courroux a fini.
J’étais en colère contre mon ennemi :
Je ne lui ai pas dit, mon courroux a grandi.

Je l’ai arrosé de mes peurs,
Matin et nuit de mes pleurs l’ai baigné :
Je l’ai réchauffé de sourires,
Mes douces ruses trompeuses l’ont fait grandir.

Il a grandi jour et nuit.
Il a produit un brillant fruit.
Mon ennemi l’a vu briller.
Il sait que c’est fruit de mon pommier.

Il s’est glissé dans mon jardin.
Lorsque la nuit voilait le pôle ;
Avec plaisir dans le matin
Je l’ai vu, mon ennemi, étendu sur le sol.

 

Chansons de l’Expérience, dans Le Mariage du Ciel et de l’Enfer et autres poèmes, traduction française de Jacques Darras
© Éditions Gallimard, 2013

 

« Quiconque désire sans agir fomente la peste », affirme vigoureusement William Blake. Le poète et graveur renverse ainsi les leçons manichéennes des Bibles et de leur prêtres. Comme Jésus-Christ, agissons d’instinct plutôt que de suivre les règles qui restreignent. Qu’elles prennent la forme d’une opposition stérile entre bien et mal ou d’un rationalisme aveugle. Il nous faut nettoyer les portes de notre perception pour découvrir un dieu singulier en chacun de nous : dans l’énergie infinie de notre imagination. Les Chansons de l’Expérience suivent Les Chansons de l’Innocence. Si leur portée est métaphysique, rappelons leur contexte historique. Elles datent de 1794 : William Blake a fêté la Révolution française, avant d’être choqué par ses excès ; à Londres, la modernité technique provoque la misère plus que l’émancipation des masses. Comme d’autres poèmes du recueil, « L’arbre empoisonné » semble puiser ses images à une source plus lointaine, l’Ancien Testament. Difficile de ne pas songer à la Genèse devant cette pomme empoisonnée. Mais le message ici est tout autre : ce n’est pas la connaissance que William Blake interdit à Adam. Mais bien la rancœur de qui rumine son courroux. Car, si, à la première lecture, nous savourons avec le narrateur ce plat froid qu’est la vengeance, nous comprenons ensuite combien la colère aliène, en grandissant. De quoi mieux comprendre, peut-être, la psychologie de certains de ces malades qui tirent dans la foule, que l’écrivain Hans Magnus Enzensberger appelle des perdants radicaux. Mais aussi de réfléchir aux dangers du ressentiment collectif, lorsque, en réponse à l’atroce, l’État brandit sa violence légitime. 

 

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