Nous vivons une parfaite illustration de ce que j’appelle le « malheur français ». Le plus fondamental étant l’impossibilité de parvenir par la politique à des solutions constructives. Et même, pour commencer, d’établir un diagnostic. Après presque trois mois de discussion sur la loi travail, on n’est pas même éclairé sur le point de départ, à savoir : puisque nous sommes confrontés à un problème de chômage récurrent, quelles sont les bonnes manières de lutter ? Est-il vrai que le Code du travail constitue un frein ? Comment faciliter l’embauche, changer le contrat de travail ? On n’est pas plus avancé à l’arrivée. Là est le tragique. C’est ce qui donne aux gens l’impression très démoralisante que la politique ne sert à rien, qu’on ne peut sortir de la confusion et de l’impuissance. 

Le soutien d’une partie de l’opinion à la CGT est facile à comprendre dans notre société que l’avenir angoisse tellement, où la grande peur des Français est le déclassement – se retrouver SDF… Dès que vous prononcez le mot licenciement, vous provoquez l’anxiété collective. L’habileté des ennemis de la loi El Khomri a été d’accréditer l’idée que cette loi permettrait aux patrons de vous jeter dehors. Les sondages sont contradictoires : les gens constatent une certaine rigidité et souhaitent des allégements. En même temps, ils ont peur. La société française est une société qui a peur. Et la peur ne facilite pas le mouvement. Aucun gouvernement ne parvient à proposer une perspective qui suscite la confiance des gens. Or il faut de la confiance pour accepter de changer. La gauche de la gauche, la gauche radicale, la CGT mais aussi FO, n’ont qu’une force négative : détruire la possibilité d’une discussion collective et constructive permettant d’arriver à un point de départ clair. Pour savoir comment résoudre les problèmes, il faut être d’accord sur la manière dont ils se posent. Cette force négative rend incertaine une telle possibilité. Comment effacer l’obstacle ? Notre avenir politique est suspendu à cette question.

Les casseurs sont l’expression d’un profond problème de notre société, qui est le grand échec de François Hollande : le statut de la jeunesse. Il ne s’agit pas de vieux staliniens sortis des catacombes, mais de jeunes gens souvent déclassés. Ils ont un très grand problème d’entrée dans la vie. N’oublions pas que la grande majorité de ceux qui entrent dans la vie active est convaincue qu’elle n’aura pas de retraite. Le contrat intergénérationnel est cassé. S’y ajoute l’héritage révolutionnaire. Une certaine conviction que la violence a des vertus supérieures.

Nuit debout est très différent. C’est une invention. Ce qui est singulier, c’est l’aspiration démocratique radicale de gamins qui ont tété les valeurs démocratiques au biberon. Et qui s’étonnent en entrant dans la vie que ces valeurs ne président pas à la marche de nos sociétés ! On observe une sorte d’idéalisme et de foi dans les procédures démocratiques les plus exigeantes. Comment inventer un univers politique respectueux de l’égalité, de la liberté de parole, du caractère révocable de toute décision. C’est l’utopie démocratique. Comment inventer cette démocratie-là ? Des déconvenues sérieuses les attendent.

La suite du mouvement social en cours est très imprévisible. Mais le vrai frein réside dans l’arrière-fond : on n’a pas affaire à des innocents. La CGT, le PC, le Front de gauche ou la gauche du PS, tous sont dans un calcul politique qui va conduire à calmer le jeu en vue des prochaines élections présidentielles. Mais ils auront créé un rapport de force, comme on dit dans le langage léniniste.  

Conversation avec ÉRIC FOTTORINO

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