Quelle serait la meilleure définition du président en majesté sous la Ve République ? 

C’est le dépositaire symbolique de la volonté d’une majorité de Français, censé représenter l’ensemble du corps social et diriger la nation. Cette spécificité française vient des institutions. Depuis 1962, nous élisons le président de la République au suffrage universel direct avec un mode de scrutin à deux tours. L’élu de la nation constate donc qu’une majorité des votants a glissé une enveloppe avec son nom dans une urne. À lui d’incarner la dimension presque mystique de cette charge. Dès l’origine, il existe quelque chose de sacral dans la fonction de président. Il doit porter une vision globale et se situer en surplomb de la politique nationale puisque notre Constitution porte aussi cette bizarrerie institutionnelle qu’est la bicéphalie : un président en charge de l’essentiel et un Premier ministre en charge du quotidien, sans que nous ayons jamais défini les contours de cet « essentiel ». Tel est l’esprit au départ. 

Mais la définition que vous donnez correspond-elle à celle des Français d’aujourd’hui ?

Oui ! Pour eux, le président de la République est le véritable patron. C’est celui qui donne la vision, indique la direction, prend les décisions. C’est bien cela qu’ils ont en tête lorsqu’ils élisent le président. Ils ne se trompent pas sur la répartition des rôles entre le président et son Premier ministre. L’un est élu, l’autre nommé. Les Français ont toujours compris que, de De Gaulle à Hollande, c’est le président qui décide, sauf en période de cohabitation. 

Percevez-vous dans les études d’opinion des évolutions dans le regard des Français ?

Les évolutions, considérables, sont liées à celles de la société. On ne peut séparer les deux. En 1962, de Gaulle est un personnage historique hors norme. Le sens du tragique est extrêmement présent dans cette représentation très verticale et très messianique du président de la République. Cela instaure un premier socle qui va figer pour longtemps l’image du président. Puis nous entrons dans une logique continue de normalisation. Les présidents sont de moins en moins verticaux, historiques. Pourquoi ? Parce que la société change et que le pouvoir du président s’affaiblit. Il y a d’abord l’impact de la mondialisation qui le fragilise, révèle son impuissance à agir et à obtenir des résultats tel un deus ex machina. Vous avez ensuite l’individualisation croissante de la société française : des citoyens plus autonomes, plus instruits, plus conscients de leur propre valeur, acceptant plus difficilement l’autorité, ce qui est imposé « d’en haut ». À cela s’ajoute une demande de transparence qui vient écorner le mystère de la fonction. À cet égard, le système médiatique joue évidemment un rôle en soumettant l’ensemble des acteurs politiques à un questionnement permanent de plus en plus axé sur des questions de vie privée ou de vie quotidienne. Tout cela contribue largement à désacraliser la figure du président, à la rendre plus familière, plus banale, même si l’onction du suffrage universel en fait un personnage à part, qui ne s’appartient plus, qui est pris par sa fonction de représentation. 

Quelles sont les demandes et les attentes prioritaires des Français par rapport au président ?

Elles sont paradoxales. On veut du sens, de la vision, de l’autorité ; le président doit dire le réel, ce qu’est le pays et le monde, et il doit entraîner, fédérer autour d’une projection. La fonction présidentielle reste un magistère de la parole, au sens noble du terme. Mais s’il pousse le curseur trop loin, on lui reprochera d’être coupé des Français, d’être déconnecté. Et là, c’est la demande d’horizontalité et d’action qui intervient : on veut des réponses aux problèmes quotidiens, hic et nunc. Il lui faut donc articuler deux temporalités, le présent et l’avenir, et deux niveaux, la vision et l’action. Si le président se montre trop proche, trop dans le quotidien, on l’accusera d’être un technocrate sans vision. S’il se situe trop en surplomb, on lui reprochera d’être hors-sol, déconnecté. L’équilibre entre ces deux modèles de leadership reste toujours très difficile à trouver.

Sommes-nous les témoins d’un affaiblissement de la fonction ou d’une évolution ?

On ne se rend pas compte, lorsqu’on fait porter à Nicolas Sarkozy et à François Hollande la responsabilité de l’affaiblissement de la fonction présidentielle, que notre société ne supporterait plus la verticalité gaulliste. L’affaiblissement qui me semble indiscutable, c’est celui de la capacité d’action et d’obtention de résultats. Nicolas Sarkozy a tenté d’y remédier en hypertrophiant la dimension action-autorité pour obtenir du résultat ; François Hollande a, lui, cherché à restaurer tout au moins la dignité de la fonction, à travers une forme d’exemplarité. Les deux ont en grande partie échoué. Et il y a de fait une vraie rupture entre de Gaulle, Pompidou, Giscard et Mitterrand d’un côté, Sarkozy et Hollande de l’autre.

Vous ne citez pas Jacques Chirac ?

Chirac amorce la transition entre ces deux mondes. Chirac est le premier président qui prend véritablement de plein fouet la mondialisation. La fonction présidentielle ne pouvait plus, désormais, s’exercer comme sous Mitterrand, qui obéissait à des codes encore anciens. Même si on a oublié que Mitterrand, c’était aussi « Tonton » et donc déjà une certaine familiarité. 

Quels sont les moments où la fonction présidentielle a évolué ?

D’abord en 1962. Le suffrage universel direct change tout. Le mode de scrutin majoritaire à deux tours divise la vie politique en deux blocs, avec des visions de plus en plus opposées qui deviendront de plus en plus simplificatrices et démagogiques. Il faut bien réunir plus de 50 % de Français. Les moments de cohabitation jouent aussi beaucoup dans la perception de la fonction présidentielle, qui en sort relativisée. En 1986, le modèle du président tout-puissant commence à vaciller puisque le pouvoir peut passer du côté du Premier ministre. On assiste à une lutte feutrée entre le président et le Premier ministre sur des enjeux très importants. Souvenez-vous des problèmes soulevés par un certain voyage officiel au Japon : qui, de Mitterrand ou de Chirac, devait représenter la France ? Quel périmètre respectif pour chacune des têtes de l’exécutif ? Enfin, la crise du résultat compte aussi beaucoup dans la dépréciation de la fonction présidentielle à la française. Quarante ans de chômage de masse et d’impuissance du politique ne laissent pas intacte la fonction présidentielle !

Voyez-vous une autre crise du résultat ?

La question européenne. Quand vous êtes dans un cadre de souveraineté très fort comme sous de Gaulle ou Pompidou, les grandes décisions vous appartiennent. Vous êtes maître chez vous. Dans une Europe élargie, à souveraineté partagée, le sentiment d’impuissance se généralise, la voix de la France porte moins ; on a de plus en plus l’impression qu’on n’y arrive pas – ni la France ni l’Europe. Si l’Europe donnait le sentiment de produire des résultats, ce serait différent. Mais même quand elle en produit objectivement, ce n’est pas ou pas suffisamment ressenti. 

Pour 2017, quelle est l’attente des Français ?

Ils continuent à penser que la politique peut avoir un impact sur la réalité économique et sociale, sur les inégalités, la fiscalité, l’éducation. À leurs yeux, des marges de manœuvre importantes demeurent. Les questions régaliennes sont également fondamentales, a fortiori par rapport au terrorisme ou à la question des flux migratoires. Sur le plan de la représentation, je pense que le concept clé est celui de dignité. Les Français rejettent les excès, l’utilisation à outrance des attributs de l’appareil d’État.

Quel est l’enjeu pour 2017 ?

C’est la première fois sous la Ve République que nous avons eu une alternance gauche-droite parfaite. Pendant cinq ans, la droite a exercé les pleins pouvoirs. Puis la gauche. Sans cohabitation. Du jamais-vu depuis 1958. Mon intuition est que ce double quinquennat d’alternance gauche-droite, largement raté aux yeux de l’opinion, a profondément secoué le système politique et accentué le déclinisme ambiant. Le premier enjeu de la fonction présidentielle est donc de rompre avec l’idée que gauche ou droite, rien ne change. De remettre du sens et de la différenciation. Tout va dépendre de la capacité qu’auront ou non les candidats à redonner de l’espoir dans la possibilité du politique à transformer les choses, tout en restant crédible.

Est-on face à un enjeu de renouvellement ?

Une puissante envie de renouvellement existe. On ne comprendrait pas, sinon, l’émergence de Bruno Le Maire ou d’Emmanuel Macron. Pour autant, les Français restent aussi très traditionnels dans le choix de leurs leaders et hésitent à confier les clés à de jeunes quadras. La fonction présidentielle reste encore très sacralisée !

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO et LAURENT GREILSAMER

 

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