Sous la présidence de Nicolas Sarkozy et plus encore sous celle de François Hollande, le thème de la dégradation de la fonction présidentielle est devenu un cliché du débat public. Il s’appuie sur l’impopularité record du « président bling-bling » et du « président normal » qui, tous deux, ont très rapidement suscité la déception et la défiance d’une majorité de Français. La détérioration de l’image de la fonction ne s’explique pas seulement par des facteurs individuels, tenant à la personnalité des deux derniers présidents français. Elle s’inscrit dans un processus plus long, à l’échelle de la Ve République, où prévalent les facteurs institutionnels et politiques.

La Constitution de 1958 s’inspire des idées de ceux qui, depuis la fin de la Première Guerre mondiale, voyaient dans le renforcement de l’exécutif et de la fonction présidentielle un remède aux insuffisances et aux dérives du système parlementaire tel qu’il était pratiqué sous la IIIe et la IVe République. Elle octroie au président de la République les fonctions régaliennes d’un chef d’État et un rôle d’arbitre au-dessus des partis, mais aussi un rôle politique déterminant. Le président nomme le Premier ministre, préside le Conseil des ministres ; il peut également dissoudre l’Assemblée nationale et user de pouvoirs spéciaux, en vertu de l’article 16 que de Gaulle utilise dans le contexte difficile de la guerre d’Algérie. En revanche, il n’est pas impliqué dans la gestion, souvent peu gratifiante, des affaires courantes : c’est bien le gouvernement et son chef, le Premier ministre, qui déterminent et mettent en œuvre la politique de la nation et, de ce fait, subissent de plein fouet l’impopularité de certaines mesures. Premier président de cette République qu’il a façonnée, le général de Gaulle contribue à faire de cette fonction une véritable clé de voûte des institutions en la plaçant au-dessus de la mêlée politique et en surplomb du gouvernement, dont il confie la direction à des fidèles (Michel Debré, puis son ancien directeur de cabinet, Georges Pompidou). C’est un homme d’exception qui joue un rôle exceptionnel.

Ce modèle subit des altérations successives au cours des trois premières décennies de la Ve République. Dès 1962, de Gaulle fait valider par référendum le principe de l’élection du président au suffrage universel. Dans son esprit, cette réforme devait assurer une légitimité renforcée à ses successeurs qui n’avaient pas reçu, comme lui, l’onction de l’Histoire, mais, dans les faits, elle réintroduit les partis politiques dans le processus de sélection des candidats : à partir de 1974, tous les présidents élus sont ou ont été chefs de parti. Elle soumet aussi chaque président qui envisage de se représenter à la pression du suffrage, donc de l’opinion et des sondages : le temps de l’action présidentielle s’en trouve modifié. 

En 1974, survient une deuxième évolution. Avec l’élection de Valéry Giscard d’Estaing, c’est pour la première fois un non-gaulliste qui accède à l’Élysée. Sa pratique du pouvoir est fort différente de celle de ses prédécesseurs. Giscard recherche davantage la proximité, assouplit le protocole et prend des initiatives qui rendent visible cette nouvelle conception de la présidence, non pas au-dessus, mais au milieu des Français. Le jour de son investiture, c’est à pied qu’il descend les Champs-Élysées. Il s’invite régulièrement au domicile de Français moyens, sans oublier de convoquer photographes et cameramen. Il s’engage davantage dans l’action gouvernementale, qu’il présente lui-même auprès des médias. Chaque semestre, il fixe par écrit le programme de travail de son gouvernement. Il est donc comptable des réussites mais aussi des échecs de son action : le Premier ministre joue moins le rôle de bouclier que par le passé.

C’est au cours du septennat giscardien, à la veille des législatives de 1978, qu’est évoquée pour la première fois la cohabitation, qui surviendra en fait plus tard – en 1986, puis en 1993 et enfin en 1997. La cohabitation marque une nouvelle inflexion dans ce processus, de façon moins déterminante qu’on ne l’avait initialement pensé. Face à une majorité parlementaire et à un gouvernement représentant un camp opposé au sien, le président est réduit à ses strictes fonctions constitutionnelles. Cette apparente réduction de pouvoir, qui n’est que temporaire (dans l’attente de la prochaine élection présidentielle), lui épargne les rigueurs de la gestion de crise et lui confère une position arbitrale et morale dont François Mitterrand en 1988 et Jacques Chirac en 2002 recueilleront les fruits électoraux.

C’est à la veille du XXIe siècle que deux initiatives – l’une conjoncturelle, l’autre structurelle – modifient fortement la fonction présidentielle. En 1997, Jacques Chirac a décidé de dissoudre l’Assemblée nationale, alors que rien ne l’y obligeait : son gouvernement jouissait au Parlement d’une majorité confortable et aucune crise majeure ne justifiait une telle décision. Incomprise par l’opinion, cette « dissolution de convenance » provoque la victoire de l’opposition de gauche et une nouvelle cohabitation, la plus longue du régime. L’échec de cette initiative révèle les limites que l’opinion impose à l’une des prérogatives essentielles du président de la République. 

Trois ans plus tard, les Français valident par référendum la réduction de la durée du mandat présidentiel, qui passe ainsi de sept à cinq ans. Initiée par l’ancien président Giscard d’Estaing et par le Premier ministre Lionel Jospin, cette réforme visait essentiellement à réduire le risque d’une cohabitation, en faisant coïncider les mandats du président et des députés. Mais elle modifie plus fondamentalement l’équilibre des pouvoirs : le président s’appuie désormais explicitement sur la majorité parlementaire et son mandat se confond avec celui de son gouvernement. L’avènement de ce que les constitutionnalistes appellent une « présidence gouvernante » laisse peu de place au Premier ministre : en août 2007, Nicolas Sarkozy affirme considérer François Fillon comme son « collaborateur ». Plus encore que par le passé, le président s’expose à l’impopularité de la gestion quotidienne des affaires. Il est tenu pour responsable de l’impuissance de l’action publique, alors que l’opinion prend conscience que les véritables leviers de pouvoir se situent ailleurs que dans les institutions de l’État. 

Cette évolution institutionnelle est amplifiée par la transformation profonde de l’image médiatique des hommes politiques. Dans les années 1960 et 1970, la communication des présidents s’inscrit dans les codes d’une monarchie républicaine : les conférences de presse, les allocutions radio-télévisées, les visites officielles donnent à voir un président en majesté, auquel les différents corps intermédiaires, les journalistes et les citoyens font en quelque sorte allégeance. Les médias restent alors respectueux de l’image du président, même s’ils vont peu à peu faire preuve d’une plus grande liberté de ton, en particulier lorsque éclatent certaines grandes affaires comme, à l’automne 1979, celle des « diamants » de Bokassa. 

À partir des années 1980, les codes de la communication politique changent : les hommes politiques commencent à être invités dans des émissions de variétés et les présidents se trouvent contraints de changer leur mode d’intervention auprès des Français. En 1985, François Mitterrand est interrogé sur le langage des jeunes par un journaliste, Yves Mourousi, assis sur la table devant lui. Dix ans plus tard, son successeur, Jacques Chirac, accepte d’être suivi par les caméras de télévision tout au long de la soirée de son élection. L’exigence de transparence et de proximité du politique se conjugue à la nouvelle écriture médiatique liée à l’émergence des chaînes d’information en continu et au goût du public pour le storytelling

L’arrivée au pouvoir d’une nouvelle génération d’élus, façonnée par la culture des médias, favorise la transformation des politiques et des présidents en people presque ordinaires. Les démêlés sentimentaux des présidents Sarkozy et Hollande deviennent des faits politiques, qui suscitent compassion, agacement ou dérision. Le président gouvernant du début du xxie siècle n’est plus un personnage exceptionnel qui ne fait que de rares apparitions sur la scène publique. Il est tout entier exposé aux exigences multiples que la société française impose à ses représentants.  

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