Ils en sont persuadés. C’est toujours « la faute aux médias ». Lorsque tout va mal, lorsqu’un homme – ou une femme – politique piétine. Lorsqu’ils se sentent incompris et mal aimés, lorsque les citoyens semblent ne plus les suivre, ils se retournent vers le messager et le désignent comme coupable : « Comment peut-on gouverner sous le feu des médias ? » se demandait déjà Michel Rocard.

Plusieurs éléments vont dans le sens d’une véritable responsabilité des médias dans ce que chacun constate : l’affaiblissement de la fonction présidentielle que le général de Gaulle avait taillée à sa mesure en élaborant la Constitution de la Ve République. 

La liberté de la presse, fondée en droit depuis près d’un siècle, a eu du mal à s’imposer concrètement, en particulier dans le domaine politique. La fonction critique des journalistes n’a pourtant jamais cessé de s’exercer sur la classe politique mais il semble que, depuis les années 1980, l’on peut mesurer la puissance des médias et leur degré de liberté en se focalisant sur le président de la République. Après la révérence, l’insolence. 

Cette insolence a pu, dans un premier temps, être encouragée. Ainsi, lorsque Yves Mourousi s’installe négligemment sur la table où est assis François Mitterrand, pour lui poser des questions du type « Est-ce que vous êtes branché ? », c’est avec la complicité de celui-ci. En revanche, lorsque Patrick Poivre d’Arvor, fort de ses vingt et un ans passés aux manettes du JT de TF1, fait remarquer à Nicolas Sarkozy qu’il a semblé, lors du sommet du G8, « un peu excité, comme un petit garçon dans la cour des grands », la pique apparaît comme une marque d’irrespect. Tout récemment, la repartie brutale de Léa Salamé, demandant à François Hollande : « C’est une plaisanterie ? » après que ce dernier eut affirmé qu’il avait une « position identique » à celle d’Angela Merkel sur les migrants, exprime à quel point les protections qui entouraient la fonction présidentielle ont cédé. Ce ton, presque grossier, est particulièrement significatif d’un affaiblissement de la fonction présidentielle. 

Les journalistes souffrent également d’un manque de considération. On les a vus remplacés par un choix de citoyens à qui l’on confiait le soin d’interroger le président de la République. Valéry Giscard d’Estaing avait, lui, souhaité répondre à cent Français dans le cadre des Dossiers de l’écran. Mais quand Nicolas Sarkozy se fait chahuter par un jeune homme en 2007, ou lorsque François Hollande est contraint de se justifier humblement devant les attaques d’une chef d’entreprise de moins de dix salariés, la situation paraît presque humiliante pour le chef de l’État.

Les images de plus en plus nombreuses, de plus en plus cruelles, proposées par les émissions de dérision ne grandissent ni l’image du président ni sa fonction. On pourrait objecter que l’humour et la moquerie ont toujours accompagné la pratique du pouvoir. Mais quel écart entre les caricatures de De Gaulle déguisé en Louis XIV, Chirac en Supermenteur ou Hollande en idiot de village émasculé ! La différence de charge morale entre les caricatures parle assez.

Mais, que ce soit au Bébête show ou aux Guignols, la personne du président est absente de ces émissions. Le locataire de l’Élysée n’est pas sur le plateau pour recevoir ces moqueries, souvent à la limite de l’insulte. Alors que dans les émissions d’infotainment, la situation est plus dangereuse, plus dégradante pour l’homme politique : il est présent, parfois même acteur de la dérision qui s’exerce contre lui. Quel visage tenir, quelle dignité conserver dans ces conditions ?

La publicisation de la vie privée du président de la République a connu un renversement comparable. Pris en charge au départ par le président lui-même, ce processus a fini par lui échapper et même le piéger. Georges Pompidou accepte dans une démarche qui contribue à l’humaniser de se montrer dans son intérieur en compagnie de son épouse qu’il appelle gentiment par son petit nom. Ainsi consent-il à quitter le piédestal encombrant sur lequel était juché son illustre prédécesseur. Après tout, à l’heure de la télévision déjà omniprésente et du tout-direct, n’est-ce pas là une simple adaptation à la modernité ? C’est probablement ce que se dit Nicolas Sarkozy lorsqu’il se soumet aux questions de la télévision sur ses déboires conjugaux et, à cette occasion, se compare à M. Tout-le-Monde. Ne franchit-il pas encore un pas supplémentaire dans la trivialisation de sa fonction en s’adressant, comme un vieil ado, à la presse du monde entier avec son célèbre « Avec Carla, c’est du sérieux » ? 

Étape décisive dans la disparition de la distance que la presse doit garder à l’égard de la vie privée d’un homme d’État de la stature d’un président de la République : le moment où il se fait « paparazzer », comme ce fut le cas de François Hollande, attendu, la nuit, en bas de chez sa maîtresse. Le fait même d’avoir organisé ce qui est une traque, une planque, en dit assez sur la perte de prestige de l’homme et de sa fonction. On franchit encore une étape avec la publication des photographies. L’exigence de transparence de la vie politique, la revendication imprudente et tactique, par le candidat Hollande lui-même, de sa normalité, la peopolisation déjà ancienne de nos démocraties, la concurrence entre les médias expliquent cette évolution dévastatrice. 

Ces processus doivent être mis en parallèle avec un autre phénomène auquel Internet a donné à la fois un débouché et une ampleur inédite : la multiplication des images de nos hommes politiques dans des situations prosaïques, voire vulgaires, volées ou prises à la dérobée par des professionnels ou par des amateurs. Sur nos écrans, démultipliés à l’ère du numérique, on a ainsi vu tourner en boucle les images de Nicolas Sarkozy surpris par une caméra dans la violence de propos prononcés en aparté (« Casse-toi, pov’ con ») ou d’une provocation à la bagarre destinée à un inconnu qui venait de lui lancer la pire des insultes. Mais, plus traditionnellement, les photos de François Hollande et de Valérie Trierweiler en tenue de vacances prises à Brégançon durant l’été 2012, n’aident pas le nouveau président à entrer dans le costume de sa fonction, qu’il aura ensuite toutes les peines du monde à endosser.

Il faudrait ici évoquer tout ce que la viralité d’Internet, sa capacité à dénicher les images anciennes, à les « trafiquer » et à les détourner, ont provoqué. Cet hypermédia n’a pratiquement ni limites ni respect et, sans avoir la force de frappe de la télévision et des médias traditionnels, il en a la liberté et l’insolence.

Pourtant, est-ce que toutes ces représentations tristement dégradantes pour le premier personnage de l’État auraient eu le moindre effet si la classe politique ne « traînait » pas avec elle le poids d’une mauvaise image ? Les recherches sur la réception des médias ont, en effet, montré que le public interprétait les messages médiatiques en fonction de ses propres représentations ; la grille mentale, intellectuelle, politique et affective qui nous sert à filtrer les contenus, messages, textes et sons que nous renvoient la presse, la télévision, la radio et Internet, reconfigure nos interprétations. Selon que le responsable politique sera aimé, respecté, admiré ou méprisé, détesté et rejeté, le même propos, jugement ou moquerie, aura plus ou moins d’effet. Seuls les bons résultats politiques savent détourner les flèches que les médias du clash, du bash et du trash, plus ou moins alimentés par les hommes politiques eux-mêmes, envoient vers leurs cibles préférées. Or, les temps sont durs et les problèmes, plus complexes, s’avèrent de moins en moins solubles à l’échelle nationale. En France, le président de la République, à la fois phare, pivot et victime expiatoire, ne cesse de se plier et de se tordre sous les attaques. Jusqu’à se casser ?   

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