Les premiers succès engrangés par Donald Trump dans la course à la Maison-Blanche ont sidéré les commentateurs américains. Le style outrancier du personnage n’a en revanche pas surpris ceux qui suivent la politique européenne. Comme d’autres national-populistes, de Geert Wilders à Marine Le Pen, Trump allie la rhétorique anti-immigration et l’isolationnisme à une défiance extrême envers les élites et les institutions politiques ; il est aussi moins attaché au démantèlement de l’État-providence que les autres prétendants républicains, plus dogmatiques. Le parallèle avec l’Europe vaut aussi pour ses partisans : Trump séduit majoritairement les hommes blancs, nés sur le sol américain, à faibles revenus et peu diplômés, qui ont le sentiment d’avoir été déclassés du fait de la mondialisation, du multiculturalisme et du consensus néolibéral.

Trump n’est-il dès lors qu’une réplique de Marine Le Pen en moins bien coiffé ? Non. Car, en dépit des similitudes, il y a quelque chose de foncièrement américain dans le phénomène Trump. Sa vulgarité, son inexpérience politique assumée, sa carrière dans la téléréalité, le paradoxe d’un milliardaire vitupérant contre l’establishment – tous ces aspects de Trump et du trumpisme suscitent la curiosité et intriguent les observateurs du monde entier. Les spécificités américaines de Trump en disent long sur l’actuelle campagne présidentielle et, plus généralement, sur la culture politique américaine. 

Trump se distingue des figures populistes européennes à trois égards au moins : il se présente à la fois comme un magnat et un pourfendeur de l’establishment, joue sur le ressentiment racial et exploite à merveille les clivages partisans qui l’ont du reste propulsé sur le devant de la scène politique. 

Le populisme, qui domine l’actuelle campagne présidentielle, est une stratégie électorale efficace mais risquée, car elle suppose qu’un candidat puisse prétendre de façon crédible au statut d’outsider. Trump se pose en défenseur du peuple contre des élites corrompues et incompétentes, alors qu’il appartient de toute évidence à cette frange infime d’Américains immensément riches qui se déplacent dans leurs Boeing 757 privés et possèdent de somptueuses demeures dans plusieurs États des États-Unis. Or il semble que cette contradiction manifeste le sert plus qu’elle ne le dessert. 

L’attrait de Trump résulte en partie de son image, créée de toutes pièces, de self-made-man qui a bâti tout seul un empire en tirant profit des opportunités du marché. Le fait qu’il soit dans l’immobilier et non dans la finance est un atout supplémentaire – on imagine mal un milliardaire de Wall Street avoir autant de succès. Trump incarne l’un des principes essentiels de ce récit que les Américains aiment tant se raconter : avec un peu d’effort, tout le monde peut devenir riche et célèbre. Trump ayant assis son statut de gourou des affaires avec ses émissions de téléréalité et ses livres de développement personnel, il n’est pas étonnant que ses promesses de négocier de « meilleurs accords » avec les autres pays, en maniant le chantage et le jusqu’au-boutisme, séduisent les foules.

Quid de la vulgarité du personnage, de ses insultes à l’égard de journalistes femmes, de ses blagues de vestiaires à propos de sa virilité ? Cela aussi correspond à un fort courant souterrain de la culture politique américaine : un anti-intellectualisme qui nourrit une profonde méfiance à l’égard de l’érudition intellectuelle et du raffinement culturel. Mépriser ouvertement ces caractéristiques vaut d’être perçu comme quelqu’un d’authentique, comme un homme ordinaire qui n’a pas peur de dire la vérité malgré le politiquement correct et le relativisme moral. Ce n’est pas un hasard si de tels arguments séduisent par-dessus tout des hommes blancs qui se sentent dépossédés de leur pouvoir par les femmes, les immigrés, les Noirs, et d’autres groupes défendus par les intellectuels de gauche.

Si la critique des élites a toujours été une composante essentielle de la politique américaine, Trump puise dans un type particulier de populisme qui allie le discours anti-establishment au refus de l’immigration et au racisme. Il maîtrise à la perfection ce « style paranoïaque » que l’historien Richard Hofstadter a analysé dans un essai daté de 1964 et dont les adeptes agitent périodiquement des théories du complot sur l’infiltration de la société américaine par de dangereux étrangers, qu’il s’agisse des supposés espions japonais durant la Seconde Guerre mondiale ou des terroristes musulmans aujourd’hui. La riposte consiste invariablement à persécuter les traîtres présumés — ou, mieux encore, l’ensemble du groupe ethnique ou religieux auquel ils appartiennent — et à consolider la « forteresse Amérique » en érigeant des murs toujours plus hauts (payés par le Mexique en l’occurrence).

Perpétuel bricoleur des rancœurs, Trump combine cette paranoïa avec des messages subliminaux destinés à flatter les sentiments racistes dans un langage soigneusement codé. En aiguillonnant les animosités raciales de ses partisans, il perpétue une tradition du Parti républicain qui remonte à la stratégie sudiste de Richard Nixon : élaborée en 1968, celle-ci consistait à jouer sur la peur des Noirs pour gagner l’électorat blanc des États du Sud, jusque-là acquis au Parti démocrate. L’héritage de Nixon a été fièrement endossé depuis par les candidats républicains adeptes du démantèlement de l’État-providence et de la tolérance zéro, et hostiles à la discrimination positive, ainsi que par leurs compagnons de route des radios et des chaînes câblées. Les calomnies proférées contre le président Obama, accusé d’être un dictateur communiste né au Kenya, ne sont que la dernière manifestation en date de cette tendance, Trump ayant été en première ligne de l’offensive pour contester l’éligibilité d’Obama à la présidence des États-Unis. 

Mais chez Trump, il n’y a pas que le populisme revendiqué et le mélange d’anti-intellectualisme, de rejet de l’immigration et de racisme de ses discours qui soient spécifiquement américains. Les raisons de son succès actuel le sont aussi. Trump est un produit pervers de ce même Parti républicain qu’il est en train de mettre à genoux. Voilà un parti qui appâte les électeurs conservateurs sociaux avec des promesses d’amélioration du sort des plus modestes et de retour à l’époque plus simple où les hommes blancs jouissaient d’un privilège. Mais une fois au pouvoir, il met systématiquement en œuvre un programme de redistribution de la richesse aux 1 % les plus riches. Et la dernière manœuvre en date des républicains a été de renoncer à toute forme de gouvernance constructive en faisant obstruction aux projets des démocrates sans oublier de présenter Obama comme une menace existentielle pour le mode de vie américain. Ces stratégies ne sont pas sans conséquences. Les fissures au sein de l’électorat républicain commencent à s’aggraver.

La base électorale du Parti républicain (par opposition à la riche élite dirigeante) a durement ressenti les effets de la montée des inégalités et de la crise économique, tandis qu’en parallèle tout était fait pour qu’elle perde confiance dans les institutions démocratiques et qu’elle rende les minorités responsables de la transformation sociologique rapide du pays. Est-ce bien surprenant, dès lors, que ces électeurs aient tourné le dos aux élites du parti pour se jeter dans les bras d’un grossier démagogue qui a l’air de parler vrai et de ne rien devoir à personne ? En ce sens, Trump est aussi américain que le système politique détraqué qui l’a engendré. 

 

Traduit de l’anglais par ISABELLE LAUZE

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