De tout ce que nous avons vécu, le plus fondamental et le plus fort c’est la peur et son dérivé, un abject sentiment de honte et de totale impuissance, disait la poète russe Anna Akhmatova. 

Et c’est à ces mots que je pense, en respirant l’air frais, l’air printanier, qui monte de la place de la République à Paris, de la place du Capitole à Toulouse, et des autres places des autres villes où se rassemble la nuit une jeunesse en quête de mots, et de démocratie.

Car si quelque chose est antinomique avec l’idée même de jeunesse, par tous les temps, dans tous les lieux, c’est bien la peur, et son autre nom, la résignation.

Or elles sont bien partout, ces deux-là. Peur du chômage, et peur du lendemain, peur de mourir de tout (l’air pollué, les petits chefs pervers, les pesticides partout, la bouffe industrielle, les microbes, les trahisons, les bombes, les voisins, la violence) et peur de vivre tout court, peur d’avoir peur, de tomber malade de peur, et d’en mourir. 

Résignation. On ne peut rien faire. Rien de rien. Rien pour personne, personne ne vous le rendra, chacun pour sa pomme. Et si Dieu existe, c’est pour mettre de l’huile sur le feu.

La corruption est partout, les sanctions nulle part.

On ne peut pas faire autrement, tel est le slogan des puissants. 

On fait ce qu’on peut, et on peut peu, tel est le slogan des gouvernants. La réalité, la réalité, la réalité. Le principe de réalité et la raison d’État gouvernent en maîtres. Et tant pis pour les faibles, tant pis pour les exclus, tant pis pour les pauvres, tant pis pour les filles, tant pis pour vous. 

Il est inévitable que la jeunesse ne puisse trouver d’avenir ni de place dans un paysage aussi gris, aussi moche, aussi saccagé. Inévitable qu’elle cherche comment vivre. Inévitable et même souhaitable qu’elle se cherche à tâtons, dans le noir sur des places de la République ou du Capitole. Qu’elle cherche sa place. Ne plus être ceux qui ne comptent pas, devenir ceux qu’on ne comprend pas. C’est un progrès minuscule, mais c’en est un. Nous valons mieux que cela, disent-ils.

Je me souviens d’un jour de 1986 où une foule de lycéens jaillissait sur le boulevard pour manifester contre la loi Devaquet. Je les regardais. À côté de moi, un homme les regardait aussi. Un homme sombre, un homme que la jeunesse effrayait. Il pestait, il les trouvait idiots. 

Quelle jeunesse sans cervelle, disait-il. Ils feraient mieux d’étudier, au lieu de chercher n’importe quel prétexte pour baguenauder dans les rues.

Moi, ils m’enthousiasmaient. Leur énergie, leur sens de la justice, le goût de la vérité me sautaient au visage. 

Ils criaient une fois de plus : « Libérez nos camarades ! »

Il faut interroger ce mot d’ordre éternel. Il y est question de liberté et de fraternité. De résistance aussi à une répression aussi éternelle que les vagues.

Depuis quelques jours, et après d’autres occupants des grandes capitales, des jeunes gens, des jeunes femmes se réunissent pour parler. Et de nouveau des hommes, en costume sombre et aux sourcils froncés, les nomment écervelés, les trouvent pitoyables.

Ce n’est pas mon avis.

Comme beaucoup de personnes curieuses, je suis allée place de la République. Je sortais d’avoir vu un film sur la jeunesse, justement, la jeunesse curieuse, rebelle et mélancolique. Les Malheurs de Sophie. Je me suis assise par terre, le soir, à côté de plusieurs centaines d’autres assis. Car les Debout sont des partisans de la station assise. Assis pour écouter, assis tous à la même hauteur, assis pour réfléchir ensemble. Assis pour empêcher la violence qui survient plus facilement quand on est debout. Assis, ils inventent donc des Radio debout, des TV debout, des ateliers de dessin et de démocratie.

Des ateliers Jardin debout. Des commissions sur tous les sujets qui nous soucient.

Parce qu’ils sont la jeunesse, ils ont rebaptisé le temps. Comme on compte les jours d’un amour à partir du premier, ils comptent les jours d’une ironique ère nouvelle.

Ce soir-là on était le 42 ou le 43 mars.

Il y a une commission Père Noël et une commission sérénité.

Et si vous trouvez cela débile, moi, je trouve cela poétique et drôle.

À la commission cantine à prix libre, ils ont été confrontés aux relous de la bouffe qui ne veulent pas payer. Et ont décidé de ne pas les rejeter.

L’homme sombre en costume trouve cela puéril.

Est-il puéril, au temps des Panama papers et des kidnappings de Boko Haram, de croire en la spontanéité, en la chaleur que tisse la parole, de croire qu’un « nous » est pensable ? De croire qu’on peut partager le savoir, pratiquer l’égalité de temps de parole, respecter sa voisine, sourire à son voisin.

Des historiens sont venus et des sociologues, qui disaient : posez-nous des questions, nous vous répondrons. Et ils le faisaient. 

Le savoir peut circuler et la peur reculer. C’est salutaire comme un vaccin, comme un contrepoison.

Dans un coin de la place, près du réverbère, un groupe de sourds. Quelqu’un traduit ce qui se dit sur la démocratie, la liberté, la justice, quelqu’un traduit ces mots, ces émotions de pensée en langage des sourds. 

C’est très beau. Les véritables sourds ne sont pas ceux que l’on croit. 

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