Dans l’histoire de l’art moderne, le journal est un objet ambivalent. S’il est le garant de l’actualité, le vecteur du réel, le témoin des affaires du monde, il est tout autant une puissance de fiction, un écran qui met à distance, le symbole de l’hypertrophie des instances de médiation et de la transformation de l’information en marchandise. C’est avec cette double valeur que le journal est devenu dans l’art du début du xxe siècle l’un des marqueurs par excellence de la vie moderne. C’est avec cette double valeur qu’il fait son entrée dans l’œuvre de Gérard Fromanger en 1973, avec la série « Annoncez la couleur ».

La toile Quel est le fond de votre pensée ? montre un kiosque à journaux parisien. Plusieurs des titres lisibles (« Vivre en 1974 », « Ce qui va se passer en 1974 ») ancrent puissamment la peinture dans son époque et s’opposent au rêve d’intemporalité qu’avait entretenu, aux yeux des artistes de la vaste mouvance pop, l’abstraction picturale. À regarder de plus près ce kiosque, on constate que l’ambivalence fondamentale de la presse s’y confirme : Nous deux, Intimité, France Dimanche, L’Express, Le Point, Elle. L’actualité, le réel mais également la fiction et le commerce. Devant le kiosque, des passants. Si un camaïeu violet unifie le décor urbain, chaque silhouette de passant est, elle, singularisée par une couleur ou un motif. À la monochromie, au formatage ainsi pointé du discours médiatique et des échanges marchands, l’artiste semble opposer l’exaltation picturale de la singularité, de l’histoire particulière. Pour autant, la peinture ne se présente pas ici comme une activité qu’une immédiateté constitutive (le contact physique du corps du peintre avec la toile) opposerait absolument à la médiation des bien nommés médias. En effet, une charte chromatique prend place au bas du tableau, affichant les couleurs et motifs utilisés pour distinguer les silhouettes des passants. Or une charte chromatique officialise un code, une convention, l’arbitraire du signe ; elle signale le médium comme tel. Sous cet angle, la peinture se donne donc également comme une instance de médiation. Le peintre traite les photographies qui sont les matrices de ses peintures, comme la presse traite l’information. Ces chartes et légendes qui, dans la série « Annoncez la couleur », désignent le travail du peintre et la palette de ses ressources, appartiennent d’ailleurs autant à l’univers de la presse, de la communication ou de l’édition qu’à celui de la peinture.

Il est toutefois permis d’avancer que cette série d’œuvres présente l’événement pictural, le « coloriage » produit par le peintre, comme un acte de résistance à la logique médiatique. D’une part, le jaune, l’orange, le vert, les hachures ou les pois qui servent à définir une silhouette de passant ne signifient rien en eux-mêmes. D’autre part, l’individualisation de chaque silhouette affirme un refus de l’uniformisation des consciences qu’induiraient les mass media.

La réflexion de Fromanger sur les rapports entre médium pictural et médias connaît une nouvelle formulation avec la série « Questions » de 1976 et 1977, à laquelle appartient la remarquable toile qu’est Bouge. Des photographes de presse, peints d’après des photographies de presse, braquent leurs appareils vers le sol, vers des formes abstraites et colorées qui constituent le fond du tableau et incarnent une manière de peinture pure. Cette abstraction, que Fromanger et ses pairs de la figuration narrative avaient rejetée parce que trop peu soucieuse du réel et de la vie sociale, la voilà qui revient pour être confrontée aux agents et instruments des médias. Tout se passe comme si la peinture, qui, pour se manifester, avait jusque-là fidèlement épousé les contours des silhouettes, se libérait maintenant de la tutelle des figures afin de mieux questionner son rapport aux médias. À côté des figurations politiques qui, par exemple dans les séries majeures « Boulevard des Italiens » (1971) et « Le peintre et le modèle » (1972), montrent le spectacle de la marchandise, les « Questions » suggèrent qu’il existe peut-être une autre politique de la peinture : celle-ci serait politique non en produisant des représentations à teneur politique, mais en se soustrayant à la représentation pour livrer des formes qui résistent à l’emprise des médias.

Au moment de la première guerre du Golfe, Fromanger entreprend son opus magnum : De toutes les couleurs, peinture d’histoire (1991-1992). Des faisceaux de lignes, comme des circuits agrandis de microprocesseurs, sillonnent l’immense surface de la toile où s’entrechoquent des images de toutes provenances (matériel militaire, bestiaire, monuments de diverses époques ou simples éclaboussures de peinture) – big data qui sont la matière de la peinture d’histoire postmoderne. À gauche de l’œuvre, l’artiste dans son atelier ; à droite, son modèle, un corps féminin évoquant le célèbre tableau de Courbet, L’Origine du monde (1866). Il s’agit d’affirmer que les images ont bien un modèle, une origine, alors que les flux d’informations qui inondent le monde contemporain semblent devenir des simulacres et se séparer irrémédiablement du réel. 

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