Justice lui est donc enfin rendue, au rouge Fromanger, en plein cœur de Paris. C’est qu’il a plus d’un tour dans son sac. Témoin de son temps, oui, il l’a été et le reste. De plain-pied, à claire-voie. Ouvert et réactif, il n’a pas boudé l’époque, ni regardé le monde du haut d’une terrasse. Mai 68, atelier des Beaux-Arts, agit-prop, affiches et sérigraphies, grande gueule et grands mots. Avec des idées de son temps : désir, rhizome, nomadisme, différence et répétition. Avec ses grands aiguilleurs – Deleuze, Guattari, Foucault –, et ses repoussoirs attitrés : drapeaux, États-nations, académies et cars de flics. Loin de regarder passer les CRS dans la rue, il a mis la main à la pâte, au pavé, au film-tract et au cri en couleurs. Il y faut du courage parce qu’être un artiste politique (ce que furent, après tout, Daumier, Courbet et même Picasso), ça peut vous flinguer auprès des esthètes et des commissaires de l’art. On aurait pu voir sortir de là une chronique en affiches d’un moment de notre histoire proche, sans rien de réfléchi ni de prémonitoire, tant l’artiste est vif, sympa et branché. Ce n’est pas le cas, et c’est bien mieux que cela.

Chroniqueur d’une brèche dans le siècle, avec ses illusions, ses insolences et ses trouvailles ? Capteur de vie quotidienne côté Bastille et Quartier latin ? L’affaire est plus complexe. L’écume des jours, Fromanger l’approfondit dans le temps et l’élargit dans l’espace. Par une relation des plus pointues, d’abord, avec l’histoire ancienne. Ainsi de sa série autour de La Dame à la licorne (vers 1484-1538), une toile pour chacun des cinq sens, où les couleurs de la mystique médiévale jouent avec le code du permis de conduire, triangles, ronds ou carrés. Voilà qui rend au contemporain gravité et profondeur de temps. Par une ouverture de focale, ensuite, à la planisphère en son entier. Son Guernica à lui, si l’on peut dire, s’appelle De toutes les couleurs, peinture d’histoire (1991-1992). C’est une fresque (un an de travail) en forme de circuit électrique, une « puce » de 3,20 × 9,20 mètres où les fils du réseau nerveux raccordent les emblèmes de toutes les vieilles cultures (étrusque, égyptienne, africaine, etc.) aux froides images de la surpuissance militaire (missiles Patriot, avions furtifs, sous-marins nucléaires, hélicos, etc.). Ce panorama épique – Culture versus Technique – ne fait plus vibrer la seule corde franco-française. La complexe composition nous raconte la complexité du nouveau monde. Et notre avenir. Elle lui fut inspirée par la première guerre du Golfe, septembre 1991. On y reconnaît, bien distinctes, les deux tours du World Trade Center ensanglantées, avec non loin, un profil d’avion. La rencontre se fera dans les faits dix ans plus tard, en septembre 2001.

Télépathie ou prémonition, les peintres ont un sixième sens. Comme les chats, les hirondelles et les lézards sentent le tremblement de terre avant qu’il n’arrive, les grands intuitifs pressentent les bouleversements historiques. C’est leur vieux privilège. Cela devrait rendre les écrivains plus modestes, et les inciter à flâner plus dans les galeries, foires et biennales. Les ateliers ont un flair que n’ont pas les écritoires.

Les silhouettes-couleur de Fromanger – rouge, vert, bleu, violet, orange – ont migré sur le papier journal, sur les panneaux publicitaires et, pourquoi pas, migreront un jour sur nos vitraux d’église. La foule solitaire y a trouvé son leitmotiv. Il a lancé in situ, en 1967, l’art d’intervention – pensons à Christo et au Land Art devenu la norme. La banalisation de l’original, c’est la récompense, trente ans après, du cartographe des courants souterrains. Son originalité à lui n’est pas d’avoir cadré l’objet de consommation, comme le fait l’hyperréalisme américain avec son léché sarcastique. Il n’a pas fait non plus lever la déréliction au cœur des banlieues anonymes, comme Hopper avec son cinéma new-yorkais, ses cafétérias ou ses chambres d’hôtel. Il nous a entraînés à regarder sous le réverbère du coin de la rue puisque là est le plus obscur. Qu’il ait détecté, avant que cela ne devienne un lieu commun, l’emprise des médias sur la configuration des choses et le jaillissement des événements n’irritera pas trop le médiologue, résigné au fait, attesté depuis le paléolithique, que grises et tristes sont les idées, toniques et gaies les images. Ce qu’il a allégorisé avec ces détonations polychromes et volcaniques faisant face aux caméras, micros et appareils photo, c’est notre présente condition dans les pays industriels avancés. Comme notre précurseur est plein de vie et d’énergie, il est venu nous convaincre que jamais la mécanique ne rattrapera le vivant et que l’essentiel, qui est l’existentiel, passera toujours entre les mailles des médias.

Avec Fromanger, il y a de l’idée sous l’image. L’idée de résistance sous les zébrures de la série « Tout est allumé ». L’idée d’interconnexion et de lignes de fuite sous les portraits filamentés des amis et les plans de métro en circuit intégré. L’idée de vanité derrière la fresque aux mille peintres alignés en blanc sur fond noir. Chacun connaît la devise de l’artiste Robert Filliou (1926-1987) : « L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art. » Avec le risque qu’à trop plonger dans le flux de la vie immédiate et crue, à trop effacer la rampe entre la scène et la salle, à trop fuir la représentation pour la présence, l’image perde sa faculté de symboliser et transcender le réel. « Tant de bras pour transformer le monde, et si peu d’yeux pour le regarder » : cette désertion du regard inquiéta Julien Gracq. Heureusement qu’il y a des intervenants pour reprendre du champ et enchanter la fugitive actualité avec des images emblématiques capables de lui survivre. C’est la bonne nouvelle que nous apporte, à la veille du printemps, le Centre Pompidou. 

Régis Debray a repris dans ce texte des éléments d’un article paru dans Le Point du 27 septembre 2012.

 

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