Internet est devenu, avec la complicité de chacun, la matrice de notre existence. Plus que le centre nerveux de nos sociétés modernes, il est un gigantesque inconscient collectif où s’accumulent des traces mnésiques, des événements oubliés, des souvenirs refoulés. 

Nous consommons de l’information, des loisirs, nous posons des questions sur des marques et des services, nous achetons toutes sortes de produits, nous commentons en permanence les intentions, les faits et gestes des personnes connues ou inconnues qui nous environnent. Autant de data que nous dispersons à chaque seconde sans jamais avoir conscience de leurs agencements. À partir de ces data, de ces monceaux informes de matière, l’exploitation de gigantesques mines digitales va chercher à mettre à jour des corrélations.

Dans le bureau feutré du psychanalyste, allongés sur un divan ou calés confortablement dans un fauteuil, des patients livrent, en associations libres, les éléments décousus de leur passé, de leur vie quotidienne, de leur histoire, remontent le fil d’une émotion, d’une remémoration, retrouvent un souvenir fossilisé qui, comme par magie, donne à leur vie actuelle une troublante intensité. Ils attendent que nous les aidions, sans hypothèse préalable, à agencer tous ces fragments épars, à les mettre en forme, pour dessiner les contours d’une « autre scène », celle du désir inconscient, véritable théorie de leur identité, moteur caché de leur existence. 

Ailleurs, dans des entrepôts informatiques de stockage, des exploitants explorent des liaisons qui peuvent être des relations affines, des régressions linéaires et des modèles mathématiques plus complexes. Ils sont les nouveaux psychanalystes du désir enfoui des peuples. Leur recherche est également dénuée d’hypothèse préalable, elle ne vise pas à faire apparaître une relation de cause à effet : le modèle de corrélation produit une connaissance utile, et non pas une loi. Un « quoi » davantage qu’un « pourquoi ». Vu l’accumulation exponentielle de data, ce « quoi » a une durée de vie limitée. On passe d’une prédictibilité stable dans le temps à une prédiction ponctuelle. On entre de plain-pied dans l’interprétation, à une échelle jamais vue dans l’histoire. 

Ces explorateurs de l’âme collective traquent des agencements instables, des petits bouts de réalité, ceux-là même que Lévi-Strauss nommait « odds and ends » lorsqu’il cherchait à décrypter le sens caché des traditions et des rituels. Ces petits morceaux de sens composent, dans toutes les sociétés, des mythes, une culture, un « ordre symbolique » que l’on voudrait immuable et éternellement universel, mais qui sont appelés en permanence à être retravaillés, à se modifier ou à mourir.

Chacun sait aujourd’hui qu’Internet n’est plus seulement un nouveau marché à explorer, un terrain de conquête économique, mais qu’il est en train de devenir un dispositif de pouvoir, un monstre panoptique qui scrute chaque recoin de notre existence. Si la dimension marchande des Big Data était depuis longtemps évidente, leur dimension politique se découvre peu à peu à notre plus grand effarement. Les data collectent nos données sociales à une échelle inouïe, les traces des gestes et des pensées humaines, véritable quête des motivations de populations entières. Les anthropologistes du Net dévoilent un ordre collectif inconscient auquel ils donnent consistance, et qui, dans ce surgissement, va modeler progressivement les motivations et les compétences de chacun. Il ne s’agit plus qu’un site puisse prédire le prix maximum pour un client particulier, il s’agit d’influencer directement sa vie en explorant les rouages intimes d’un désir qu’il ne s’est pas encore formulé. Et surtout, pour le meilleur et pour le pire, de décider du sort des peuples dans un partenariat des exploitants de ces systèmes de données avec les pouvoirs politiques, militaires et économiques. Que les Big Data participent à la lutte contre le terrorisme est tout à fait rationnel dans ce contexte, l’acte terroriste est une scorie dans la mécanique des sociétés avancées qu’il faut réduire à tout prix. Et pour se montrer plus efficace, il ne suffit pas de se contenter de traquer nos goûts et nos comportements manifestes, il faut pouvoir comprendre qui nous sommes. 

Le BFI, Big Five Inventory, est un inventaire de cinq grands types de personnalité auxquels sont corrélées des caractéristiques comme la performance au travail ou la capacité à prendre des décisions d’achat. Ce modèle distingue de nombreux aspects psychologiques comme l’ouverture à l’expérience, l’autodiscipline et le respect des obligations, l’énergie et la tendance à chercher la compagnie des autres, le goût de la coopération, ou au contraire le scepticisme, la tendance à la colère, à l’inquiétude ou à la dépression. Avec les simples données de mobilité de nos téléphones portables fournissant des indicateurs comme l’usage, la localisation, la régularité, la diversité des contacts, le temps mis à répondre à un texto, etc., il est aujourd’hui possible de prédire le résultat du test de n’importe quel abonné. Le modèle est relativement fiable, il est capable par exemple, à partir des données de mobilité, de prédire votre score d’extraversion d’une manière assez fidèle… Cela signifie qu’à partir d’un profil d’usage de votre téléphone, pris comme une simple ligne de chiffres dans une énorme base de données où chacun paraît protégé par la masse, on peut déduire vos caractéristiques psychologiques, soit des éléments qui n’ont a priori rien à voir avec l’usage de votre mobile. Et pourtant, votre personnalité se dévoile dans le moindre de vos comportements, au moment où tous vos comportements sont enregistrés. Nous sommes dans le monde des corrélations, et notre intériorité se révèle dans l’agencement des traces de notre activité. 

Big Data vous connaît mieux que vous ne vous connaîtrez jamais vous-même. C’est une mère monstrueuse, une
Big Mother toute-puissante, celle qui a tout à la fois terrorisé et enchanté notre âme de nourrisson en comblant tous ses besoins, en anticipant tous ses désirs, en devinant ses pensées les plus secrètes, en dirigeant avec douceur et persuasion son existence dans ses moindres aspects, et pour son plus grand bien. Si le meurtre du père est depuis la nuit des temps encouragé pour accéder à notre destin singulier, qui peut vouloir tuer une mère dont la divine emprise ne cherche qu’à nous rendre heureux ?

Tocqueville l’avait déjà pressenti voici un siècle et demi. Il anticipait une société où l’ordre serait fondé sur l’installation des citoyens dans une enfance indéfiniment prolongée : « un pouvoir immense et tutélaire ne cherche qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance », écrivait-il. Michel Foucault, par des voies toutes différentes, aboutit à une conclusion analogue. Il prévoyait la multiplication de nouveaux dispositifs de gouvernance très efficaces. Une certaine forme d’ordre se maintiendrait, non pas grâce à l’institution, mais par le chantage à la normalité et la manipulation des désirs. Une sorte de publicité diffuse nous tiendrait lieu de régulateur. Une pédagogie douce nous maintiendrait dans un univers infantile et ludique au sein duquel nous serions indéfiniment sollicités par des jeux, des chansons, des tests et des concours. Bateleurs, animateurs et amuseurs seraient nos héros tutélaires, et nous entretiendrions avec eux, grâce aux médias, une stimulante familiarité…

Faut-il jeter le bébé avec l’eau du bain, balancer aux orties écrans et tablettes ? Entre la commodité de l’accès et le non-accès aux commodités, les utilisateurs qui veulent éviter les bouchons ou écouter la musique qu’ils préfèrent, auront vite choisi… Mais après une phase initiale de découverte et d’apprentissage, tout le monde commence à comprendre que chaque publication, achat, interaction sur un réseau peut être exploité. Partout se développent des phénomènes de « résistance » plus ou moins aboutis et conscientisés. Web éphémère, « pseudonymat », un mouvement de rébellion amène bon nombre d’utilisateurs, pour la plupart très jeunes, à choisir des réseaux ne permettant aucun stockage et, a priori, aucune exploitation des informations partagées. Si le Big Data se développe inexorablement, il devra aussi faire face à une fronde constante des usages et des usagers. La bataille du Web ne fait que commencer… 

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