– À quoi tu rêves, Voltaire ?
– Et toi, Jean-Jacques ?
– À rien. Enfin, si. Je me dis que si on rêve, c’est qu’on dort. Et que si on dort, on devrait finir par se réveiller. Non ?
– J’aime bien ton tombeau. En bois sculpté, faussement modeste, avec cette vanité qui n’appartient qu’à toi.
– Merci. Alors que toi, tranquillement immodeste, en majesté sur ton trône avec ton petit sourire en coin. Ta statue te va comme un gant de marbre.
– Pauvre Rousseau. Tu te rêvais sauvage, et tu finis couvert d’honneurs… Quelle ironie.
– Tout de même, nous mettre face à face pour l’éternité… Quelle cruauté.
– C’est bien un rêve français, ça, non ? La Fraternité. Et encore mieux, la Fraternité entre Grands Hommes.
– Nous nous sommes tant haïs, ils ont dû prendre ça pour de l’amour.
– Qui ça, ils ?
– Eux. Ceux qui nous ont mis là. La Patrie reconnaissante. Les gens des majuscules. On ne se méfie jamais assez des majuscules. Tous mes plaisirs étaient minuscules. J’étais d’abord un rêveur. Un promeneur aussi.
– Un solitaire surtout. Et tu rêvais de quoi, pendant tes promenades ?
– De tout. De rien. De continuer à me promener. Je rêvais d’avoir un ami.
–  « Mes amis, faisons des rêves ; tandis que nous en faisons, nous oublions, et le rêve de la vie s’achève sans qu’on y pense. »
– Tu cites Diderot maintenant ?
– S’il était avec nous, on s’ennuierait moins. Le rêve de la mort, c’est long. Surtout avec toi. Tu n’étais déjà pas très drôle de ton vivant, mais maintenant tu es devenu carrément sinistre.
– Je ne me suis jamais senti nulle part chez moi. J’ai vécu sans pays ni patrie.
–  « On n’habite pas un pays, on habite une langue. Une patrie, c’est cela et rien d’autre. »
– Parole d’étranger ?
– D’exilé, Cioran.
– Tu cites beaucoup en ce moment. Tu es malade ?
– Je m’entoure. Moi aussi j’ai besoin d’amis. On habite une langue. Je m’intéresse à mes voisins de palier.
– Et quand on habite le français, on rêve de quoi ?
– D’une certaine idée de la France, non ?
– La France, c’est bien un rêve d’étranger. Moi j’avais plutôt un rêve corse, ou polonais.
– Ah oui, tes fameux projets de constitution pour les derniers pays libres en Europe… Finalement, tu es revenu en Suisse, comme tout le monde.
– Comme toi. Planqué à Ferney au fond de ton jardin, où tu cultivais d’abord une certaine idée de toi-même.
– Mon château était en France, mais le fond de mon jardin, en effet, en Suisse. C’était bien commode, quand la police française venait me chercher noise. Je comprends ton animosité. La France a brûlé tes livres, t’a chassé à coups de pierres. Mais tu n’es pas le seul. Regarde l’ami Descartes, pas mieux. Réfugié en Hollande, puis mort d’un rhume en Suède. La patrie nous préfère morts que vivants. C’est ainsi. Sa reconnaissance vient toujours trop tard, comme un remords. Toi et moi, on a quand même inspiré la Révolution française.
– À titre posthume. Tous ces morts à cause de nous.
– Pas à cause de nous. À cause de la Raison. Tous ceux qui ont rêvé la France, ils en ont payé le prix. Aujourd’hui, tu peux lire leurs noms sur les plaques de rues et de stations de métro.
– Non mais regarde Guy Môquet, tu crois qu’il rêvait de quoi quand il s’est fait fusiller, à dix-sept ans ? De finir en haut de la ligne 13, coincé entre La Fourche et la Porte de Saint-Ouen ? Alors que toi, sans être tombé pour la France, tu as à la fois le métro, le Panthéon, un quai, une rue. J’en oublie.
– J’ai un boulevard aussi. À Répu.
– Et une particule, Monsieur de Voltaire. Riche, même mort !
– Je préfèrerais être riche d’un instant de vie encore.
– As-tu seulement aimé la vie, avant de baiser le marbre ?
– Oui, je l’ai aimée, je la regrette, passionnément. Pas toi ?
– Oh moi ! De mon vivant, elle me manquait déjà.
– Enfin, on partage quelque chose. Tu as entendu cette touriste, l’autre jour, une gracieuse jeune fille, évoquer la qualité de vie en France ? Quelle expression barbare.
– La seule qualité de la vie, c’est la vie. Le petit Môquet, il ne rêvait pas d’être un Grand Homme. Il ne rêvait pas de la France. Les majuscules, c’est la mort.
– Elle a bon dos, la Patrie.
– La patrie est le rêve de ceux qui n’en ont pas. Les grands rêveurs rêvent de bien autre chose.
– Ils rêvent de quoi ?
– Ils rêvent de vivre.
– Tu as raison. C’est le seul rêve qui vaille. Sinon, « chacun de nous est plus ou moins victime du rêve des autres, même quand c’est la plus gracieuse jeune fille. Même quand c’est la plus gracieuse jeune fille, c’est une terrible dévorante, pas par son âme, mais par ses rêves. Méfiez-vous du rêve de l’autre, parce que si vous êtes pris dans le rêve de l’autre, vous êtes foutu… »
– C’est pas Diderot, ça.
– Non. Un petit nouveau, Gilles Deleuze, tu connais pas.
– Moi j’aimerais bien pouvoir être pris encore dans le rêve d’une jeune fille. Elle serait belle, endormie. Elle s’appellerait France. Et comme elle rêve de moi, je suis sur le point de me réveiller.

@opourriol

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