— Pourquoi un dialogue ?
— Tu préfères un monologue ?
— Tu réponds toujours à une question par une question ?
— C’est une question ?
— On ne peut pas gagner avec toi.
— On ne peut pas perdre non plus. On joue ensemble. On cherche ensemble.
— C’est quoi, ensemble ? Toi et moi ?
— Ni toi ni moi : nous. Ensemble. Ce qu’on trouve ensemble, ni toi ni moi n’y aurions pensé tout seuls. L’idée, c’est ce qui naît entre nous.
— Tu dis ça par politesse. Comme dans les dialogues de Platon, c’est Socrate qui fait tout le boulot et son interlocuteur se contente de répondre « Oui », « Non », « Assurément, Socrate »...
— Tu sais ce que disait Platon...
— Platon ou Socrate ?
— On ne saura jamais. Socrate sous la plume de Platon.
— Que disaient-ils ?
— « La pensée est un dialogue muet de l’âme avec elle-même. »
— Autrement dit, pour penser il faut être deux.
— Autrement dit, penser tout seul, c’est déjà être deux.
— Être deux en un, c’est le début de la folie, non ? Comme Robinson qui se parle tout seul sur son île.
— Il se parle pour ne pas devenir fou. Tant qu’il se parle, c’est qu’il n’est pas tout seul. C’est quel jour la conférence de rédaction, déjà ?
— Vendredi. Être toujours en contradiction avec soi-même, moi j’appelle ça de la schizophrénie.
— Dialoguer, ce n’est pas être en contradiction, c’est chercher à la résoudre, ou à lui donner une forme. Tu sais ce que disait Alain ?
— Alain qui ?
— Alain. Le philosophe. Tu sais ce qu’il disait ?
— Non.
— « Penser, c’est dire non. »
— Dire non à qui ?
— À soi. Dire non à ses premières pensées. On ne pense bien que contre soi-même.
— Je ne suis pas d’accord.
— Ah bon ?
— Je te prends au pied de la lettre. Je dis non. S’il suffit de dire non pour penser, c’est un peu court.
— C’est le contraire. Ce n’est pas dire non qui est penser, mais penser qui est dire non.
— Je suis d’accord. Mais si je suis d’accord, est-ce que je pense encore ?
— Si nous dialoguons vraiment, nous sommes à la fois un et deux. Seuls et ensemble. Penser, ce n’est ni vaincre ni convaincre. Dialoguer, ce n’est pas se battre, mais chercher ensemble un accord interne, en commençant par douter de ce qu’on prenait d’emblée pour la vérité.
— Tu es en train de me dire qu’on ne pense bien que seul.
— Tu ne crois pas au débat ?
— Il faut du temps et de la solitude pour former une pensée digne de ce nom. Deleuze disait à ses étudiants : Aimez votre solitude. C’est ce qu’il y a de plus précieux.
— C’est une idée très musicale. L’accord ensemble grâce à l’accord en soi. Faire un, tous ensemble, c’est l’unisson. Non ?
— Pas vraiment. L’unisson, c’est quand tout le monde chante la même chose. Hegel disait que la forme politique parfaite était celle dont l’unité était si solide qu’elle était capable de supporter le maximum de contradictions internes sans se disloquer.
— Je ne comprends pas.
— Les dissonances approfondissent l’harmonie. La diversité des opinions, la liberté d’expression, le multiple ne mettent pas en danger l’unité sociale : c’en est la vie même. La vitalité d’un État se mesure à sa capacité à supporter les contradictions internes. Tu as donc le droit, et même le devoir de ne pas être d’accord...
— Assurément, Socrate !
— Former un ensemble, ce n’est pas se dissoudre dans l’unité. Ni fusion, ni confusion. C’est même le contraire. Ce n’est qu’en groupe que l’individu peut découvrir qu’il est unique. Sa singularité naît en se frottant aux autres.
— Comme dans un orchestre. J’avais un ami violoniste qui disait toujours : « Moi par exemple, je sais pas jouer du triangle. Eh ben j’en joue pas. »
— Qu’est-ce qu’il voulait dire ?
— Aucune idée. Mais j’ai toujours trouvé ça très drôle, et très juste. Très intègre aussi.
— J’aime beaucoup le mot intégrité. L’idée que l’unité réelle vient de l’accord avec soi. L’accord  interne permet de résonner ensuite avec les autres. Si chacun cherche l’accord en soi, l’harmonie extérieure en découle.
— Tout est dans l’un.
— Oui, mais enveloppé, impliqué, replié à l’intérieur.
— Comme chez Leibniz, l’univers est fait d’une infinité de monades, d’unités sans porte ni fenêtre, mais qui expriment chacune l’intégralité de l’univers, avec plus ou moins de clarté et de distinction. Tout l’univers replié en un point. En chacun des points qui le constituent. Ouvrir l’un, c’est déplier le tout.
— Plus on déplie, plus on comprend.
— Plus on déplie, plus on exprime. Un bourgeon, une fleur, un fruit. Déplier, expliquer, c’est le même mot, la même racine.
— Une racine, un arbre, un journal.

@opourriol

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