Dans la conception révolutionnaire du « gouvernement de la vertu » élaborée par les jacobins dans les années 1790, seule l’action désintéressée peut être dite moralement bonne. Par contraste, la société civile, lieu du commerce et de l’économie privée, n’est pas seulement suspecte, mais par essence mauvaise et corrompue puisqu’en elle, c’est la logique des intérêts et du profit qui règne en maître. À l’opposé de cette première tradition républicaine française, le monde anglo-saxon a développé très tôt une éthique de l’intérêt bien compris. Elle apparaît pour la première fois dans la fameuse Fable des abeilles de Mandeville (1714) dont le sous-titre, « vices privés, vertus publiques », donne le ton : c’est paradoxalement par la poursuite des intérêts les plus égoïstes que se réalise le plus sûrement le bien commun. 

Non sans humour, Mandeville imagine une ruche où les abeilles, vicieuses jusqu’au bout des ailes, ne font que poursuivre leurs fins les plus inavouables. Au passage, il offre un tableau au vitriol de la société anglaise de son temps : les gens « comme il faut », avocats, politiques, gros commerçants ou banquiers, en prennent pour leur grade – et la fable, comme on pouvait s’y attendre, fera scandale. Tous ces notables y sont dépeints en abominables tartuffes poursuivant sous les dehors de la vertu les buts les plus ignobles. Mais du point de vue de l’ensemble, paradoxalement, cela marche fort bien, de sorte qu’au final même les plus pauvres y trouvent leur compte. Par exemple, les riches, avides de luxe et de distinction, font vivre drapiers, tisserands, marins et serviteurs à foison. Au bout du compte, cette ruche pleine de péchés et d’inégalités n’en est pas moins insolemment prospère et, par-delà les injustices flagrantes, tout le monde en profite peu ou prou. Du moins jusqu’au jour où la plus corrompue et la plus hypocrite des abeilles invoque Jupiter pour faire son intéressante : « Ah, s’écrit-elle, comme ce serait bien si nous étions plus vertueuses ! » Jupiter exaspéré par tant d’hybris, la prend au mot. Il décide de la punir
 en exauçant son souhait ! Les méchantes bestioles se transforment d’un coup en sœurs Emmanuelle pleines de bonté et d’infini souci des autres. Et la ruche va bientôt en crever, car, au lieu de garder quelques réserves de miel pour l’hibernation, les petites saintes ont tout donné à leurs congénères les plus miséreuses. Résultat : les larves meurent, mais, avec elles, aussi les métiers qui vivaient du luxe et de la richesse, tout ce petit monde finissant au chômage et en dernière instance à la morgue. 

Sur le plan philosophique, la fable de Mandeville n’est qu’un avatar de la théodicée de Leibniz, dont elle copie la structure : si l’on considère l’ensemble, si l’on se place du point de vue de la totalité sociale, le mal (l’égoïsme) n’existe pas vraiment puisqu’il sert à engendrer un plus grand bien de sorte que Dieu ne saurait en être tenu pour responsable. Cette idée servira bientôt de matrice aux doctrines libérales de la « main invisible », à ces théories du marché que Hegel qualifiera de « ruse de la raison », puisque selon elles, l’intérêt général se dégage comme par malice de la libre poursuite des intérêts privés, y compris les moins altruistes – l’intervention vertueuse de l’État étant presque toujours porteuse d’effets pervers calamiteux. Cette vision du monde suscitera jusqu’à nos jours l’ire des républicains purs et durs, mais trop souvent, leurs critiques étatiques et moralisantes se solderont dans la réalité par un échec, tant il est vrai que ce qui vaut en éthique n’est pas forcément bon pour l’économie. 

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