UTAH (États-Unis). On dit de lui qu’il est l’un des plus vieux organismes vivants de notre planète. Il est sans nul doute le plus massif jamais découvert. Partir à sa rencontre implique de prendre la route depuis Salt Lake City, dans l’Ouest américain. Rouler quelque 250 kilomètres vers le sud, en direction des parcs nationaux, et se laisser surprendre par l’altitude, aux abords de la forêt de Fishlake. C’est ici, tout près d’un lac, que vit une immense colonie de peupliers faux-trembles baptisée « Pando ». Si son histoire et la manière dont elle a réussi à traverser le temps restent relativement mystérieuses aux yeux des scientifiques, son futur semble bien plus certain : Pando se meurt, et il sera bientôt trop tard pour le sauver.

Repéré en 1969 par l’écologiste Burton V. Barnes, Pando – du latin pandere, qui signifie « s’étendre » – est issu d’une seule et minuscule graine mâle. Elle se serait développée à la fin de la dernière glaciation, il y a environ 14 000 ans. Selon d’autres estimations, moins probables, son apparition pourrait remonter à 80 000, voire 800 000 ans. Contrairement à une forêt classique, les 47 000 peupliers faux-trembles qui peuplent sa colonie partagent les mêmes racines et le même ADN. Chacun d’entre eux est en réalité un rejet, c’est-à-dire une nouvelle pousse issue des racines les moins profondes. Lorsque les plus vieux meurent, les jeunes prennent le relais, assurant la régénération de l’organisme comme les cellules d’un corps humain. Ils sont des clones : leurs feuilles présentent la même dentelure, leurs branches tendent vers la lumière dans un même élan et leurs bourgeons éclosent en même temps. Ils diffèrent quelque peu de leurs congénères implantés en Europe : leur écorce est plus douce et plus blanche. Pando s’étend aujourd’hui sur 43 hectares et avoisinerait les 6 000 tonnes. Un record de la nature.

Difficile pour le profane de repérer où commence et où se termine la colonie. Sur le bord de la route, des centaines d’arbres d’une vingtaine de mètres de haut s’élancent vers un ciel bleu saturé qui, en cette matinée de février, paraît immense. Leurs troncs sont fins, aussi crayeux que leurs branches, et marqués de balafres d’un gris cendré. Ces dernières dessinent parfois un œil qui semble nous observer. Au printemps, des centaines de millions de feuilles dorées viendront habiller la colonie. « Nous y sommes », indique Paul Rogers, professeur adjoint à l’université d’État de l’Utah et directeur de la Western Aspen Alliance, une organisation dédiée à la recherche et à l’éducation autour de l’espèce. La neige crisse sous le poids de ses raquettes qui, régulièrement, s’enfoncent en profondeur. « Nous marchons au-dessus d’arbres morts, explique-t-il. C’est la chaleur qui continue de se dégager des troncs tombés au sol, elle ramollit la neige. » Et sous l’épais tapis blanc, les arbres à terre sont plus nombreux que les vivants. Voilà plusieurs décennies que Pando a entamé son déclin, comme le prouvent les images satellites capturées au fil des ans. La plupart de ses arbres sont en passe d’atteindre les 120 ans, un âge très avancé pour l’espèce. Ces derniers meurent plus vite que ne se développent de nouvelles pousses. À qui la faute ? « Pas vraiment au réchauffement climatique », tranche le scientifique qui, bien qu’engagé pour le climat, voit dans son évolution une possible opportunité pour le peuplier faux-tremble. Particulièrement résistant à la sécheresse, il raffole des feux de forêt qui lui permettent de se régénérer plus rapidement. Il pourrait aussi profiter de la hausse des températures pour investir des lieux auparavant trop froids pour lui.

La cause de son malheur est d’une tout autre nature : les herbivores, et plus particulièrement les cerfs mulets qui dévorent les jeunes pousses, sont en train de le tuer. En temps normal, ces cervidés sont essentiels à la bonne santé du géant. En mangeant ses rejets, « ils stimulent la production de cytokinine – une hormone végétale – qui pousse les racines à produire toujours plus de bébés », explique Nicholas Mustoe, garde forestier affecté à la forêt de Fishlake. L’espèce a pour particularité de pousser très rapidement, une stratégie qui lui a permis de survivre jusqu’à présent. Mais les cervidés sont aujourd’hui trop nombreux et Pando ne tient plus le rythme.

« Nous sommes responsables de ce désastre », déplore Paul Rogers. Parce que les humains ont investi les lieux, les cerfs se sont soudainement sentis en sécurité. La présence d’un campement et d’une centaine de cabanes qui accueillent aux beaux jours pêcheurs et vacanciers a incité les autorités à interdire la chasse dans la zone de Pando. « Les bêtes ont très vite compris et viennent toutes se réfugier ici dès l’ouverture de la saison », poursuit le scientifique. Les prédateurs, qui régulaient autrefois le nombre de cervidés, ont quant à eux disparu. Loups, grizzlis, pumas ont été exterminés par l’homme au début du XXe siècle. Quant aux coyotes, l’État de l’Utah continue d’encourager ses citoyens à les abattre en échange d’un billet, 50 dollars par tête. Les éleveurs payent quant à eux un permis de pâturage pour leurs troupeaux qui, deux semaines dans l’année, viennent piétiner les jeunes pousses. « On a inventé un tout nouvel écosystème, artificiel et néfaste. On est en train de tuer une forêt qui vivait depuis des milliers d’années parce qu’on n’a pas compris en quoi consistait son écologie », regrette-t-il.

Maintenir Pando en vie a son importance. « Les peupliers faux-trembles constituent une espèce-clé dont dépendent de nombreuses autres espèces, animales et végétales, explique Nicholas Mustoe. Ce sont d’excellents garants de la biodiversité. » Trouver le moyen de garder en vie cette colonie ancestrale pourrait potentiellement permettre de sauver d’autres forêts confrontées à la même problématique. La Scandinavie notamment, « où les élans sont en train de détruire des forêts entières de peupliers faux-trembles », rappelle Paul Rogers.

Plusieurs expérimentations ont été menées pour tenter de sauver Pando. Aux yeux d’une majorité de scientifiques, la plus efficace à ce jour consiste à protéger la colonie à l’aide d’une clôture grillagée. Une parcelle test témoigne déjà de l’efficacité de cette méthode : les vieux arbres y côtoient des dizaines de jeunes plants. Adoptée à l’échelle des 43 hectares, cette stratégie de sauvetage nécessiterait de grands moyens financiers mais pourrait porter ses fruits. Paul Rogers y est pourtant opposé. « L’avenir de Pando est-il d’être enfermé dans un zoo ? Va-t-on également régler la question écologique à l’aide d’un mur ? » lâche-t-il, ironique et conscient de défendre un point de vue minoritaire.

Pour cet écologiste idéaliste, fidèle à la philosophie américaine portée par le Wilderness Act (1964), la nature devrait être et rester libre. Il propose, en guise d’alternative, d’abattre chaque année une poignée de cervidés pour leur faire comprendre qu’ils ne sont pas totalement en sécurité auprès de Pando, pour les forcer à se déplacer et tenter ainsi de rééquilibrer l’écosystème. « Et on offrirait la viande aux Shoshone », précise-t-il, faisant référence à une tribu indigène de la région.

Pourquoi sauver Pando à tout prix, dans sa forme actuelle ? Pour Paul Rogers, Pando représente bien plus qu’une forêt millénaire. Avec son gigantesque système racinaire, « il reflète notre humanité et la manière dont nous vivons avec notre planète, dit-il. Il nous pousse à nous interroger sur la différence entre un individu et une communauté, sur notre interdépendance ». Le laisser mourir constituerait pour lui un échec à la fois écologique et philosophique.

Dans le comté de Los Angeles, à quelque 800 kilomètres de là, des intellectuels, des scientifiques, des artistes et des écrivains amoureux de la nature se sont organisés autour des valeurs généralement attribuées à Pando, à savoir l’unité et l’harmonie. Ils sont athées, musulmans, juifs, chrétiens. Ils sont indigènes, chasseurs ou éleveurs. Régulièrement, ils empruntent la route qui mène à la colonie pour se réunir quelques jours aux pieds des arbres sacrés, échanger leurs idées pour un monde meilleur à l’occasion d’un pèlerinage. Paul Rogers se joint chaque fois au groupe, baptisé Pando Populus. Le scientifique a la certitude que l’être humain est capable de faire mieux. « Nous avons la capacité d’apprendre, de prévoir et de changer, mais en aurons-nous la volonté ? » s’interroge-t-il. Le temps presse. Dans quelques semaines, les cerfs mulets, accros aux feuilles savoureuses de Pando, seront de retour. Et comme toujours, ils s’en donneront à cœur joie. 

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