Vous avez consacré toutes vos recherches aux arbres. Comment vous est venue cette passion ?

Durant mon enfance, j’ai passé tous mes week-ends et toutes mes vacances en face de la forêt de Fontainebleau, à Bois-le-Roi. Dans ma jeunesse, j’y séjournais plus longtemps, particulièrement l’hiver quand il n’y avait personne. Ce que j’aimais c’était l’odeur portée par le brouillard, le crissement des feuilles, le contact d’un tronc, m’asseoir sur une grume.

Il a toujours été évident pour moi que mon métier était là. Mais, à l’époque, une jeune fille ne pouvait ni présenter le concours de l’Agro ni faire ensuite l’École des eaux et forêts. Il a donc fallu emprunter un autre chemin. J’ai préparé un doctorat d’État en m’intéressant aux évolutions de la sylviculture sur près de trois siècles. Juste retour des choses, j’ai plus tard donné des cours dans ces écoles dont je n’avais pas pu suivre les enseignements !

Vous avez écrit que les arbres ont fondé le monde. Que voulez-vous dire ?

Les arbres nous ont précédés sur Terre. Les « premiers arbres », gigantesques, sont apparus il y a 400 millions d’années, et puis les arbres que nous connaissons il y a 200 millions d’années. Ils ont complètement modifié l’atmosphère terrestre en la purifiant. Leur présence, progressivement, a permis de diminuer la concentration de gaz carbonique dans l’air. Les arbres absorbent lors de la photosynthèse le gaz carbonique et rejettent de la vapeur d’eau et de l’oxygène. Ils ont donc préparé la venue de l’homme il y a, disons, 5 millions d’années…

Les arbres et les hommes se complètent grâce à la photosynthèse…

Exactement, et nous avons mis beaucoup de temps à comprendre ce mécanisme : quand nous avons besoin d’oxygène, l’arbre a besoin de gaz carbonique. Bref, l’arbre fonctionne à l’inverse de l’homme pour le bonheur de l’homme. Et comme tous les êtres vivants, il a aussi une respiration, c’est-à-dire une combustion, qui lui permet de respirer de l’oxygène et d’évacuer du gaz carbonique. Simplement, la photosynthèse se fait dans la période où il y a de la lumière et la respiration durant la nuit.

C’est un point extrêmement important qui est à l’origine d’une erreur générale. Contrairement à une idée reçue, les forêts tropicales rejettent énormément de gaz carbonique. C’est lié à la décomposition des végétaux et au métabolisme élevé du fait de la température et de l’ensoleillement. In fine, les échanges gazeux sont relativement équilibrés et l’Amazonie, par exemple, n’est pas du tout le poumon de la terre comme on l’entend dire. Alors que si vous prenez les forêts boréales ou tempérées, le phénomène de la photosynthèse est beaucoup plus important que celui de la respiration. Ce sont elles, les forêts à préserver. D’où l’importance de la forêt sibérienne.

L’antériorité des arbres explique-t-elle quelque chose de notre relation aux arbres ?

Cela compte énormément. Si vous prenez l’homme de la préhistoire, l’arbre est un mystère. Dans sa vie, il a peu de chances de le voir mourir. C’est pour lui un grand ancêtre et son immobilité l’impressionne, donc il en fait un dieu. D’autant plus qu’il n’a pas les moyens techniques d’abattre les arbres qui sont très grands, très gros, très vieux. Ces arbres sont investis d’un pouvoir religieux, surnaturel. Les premiers dieux sont des dieux végétaux. Les dieux-arbres de la préhistoire. Lorsque les dieux prendront un aspect humain, ils conserveront la symbolique de l’arbre. On n’imagine pas Zeus, ou Jupiter, déconnecté du chêne qui attire la foudre. Vous avez encore aujourd’hui dans la région parisienne des arbres à vœux sous lesquels des personnes déposent des objets en offrande. Dans l’inconscient populaire, ils conservent un certain pouvoir. Dans le nord-est de la France, en 14-18, des jeunes femmes allaient en nombre nouer des loques, souvent une manche de chemise, aux branches des arbres pour demander que leurs bien-aimés reviennent de la guerre.

Quand l’homme a-t-il découvert les vertus médicales de l’arbre ?

Les rebouteux et les sorcières ont toujours su que telle sève apaisait les brûlures, que tel emplâtre de feuilles permettait telle guérison. C’est le fruit de longues observations. C’est ce qui se transmet de famille en famille. Tel arbre est conservé près de la ferme parce qu’il est une pharmacie à lui seul. Des arbres comme le frêne ou le robinier étaient très appréciés.

Pourquoi ?

Les décoctions de feuilles de frêne permettaient de faire tomber la fièvre. Le saule a la même propriété et, en plus, il est désinfectant, comme le bouleau pour les reins, qui est un arbre-pharmacie à lui tout seul. Le robinier soulageait les reins et les dermatoses.

Quels sont les grands moments de découverte de la vie des arbres ?

Il faut attendre les XVe et XVIe siècles pour que l’on commence à entrevoir comment l’arbre assure ses fonctions vitales. La première étape, c’est la conscience que tous les arbres fleurissent même si les fleurs ne sont pas très visibles. À partir du XVIIe siècle, on débat beaucoup de la sève ascendante et descendante. Au XVIIIe, tout le monde se met d’accord et reconnaît l’existence des deux. Mais, pendant très longtemps, la question des deux sèves a enflammé la communauté scientifique ! Et on finit par saisir que la partie essentielle de l’arbre, l’usine chimique, c’est la feuille. C’est là que se font les échanges gazeux. On a mis beaucoup de temps à le comprendre et cela n’a été acquis qu’à l’extrême fin du XVIIIe.

Au XIXe, un siècle qui enregistre de nombreuses tempêtes, on découvre les systèmes racinaires des arbres et leur volume. De la vertu pour les chercheurs des tempêtes qui permettent d’observer ce que, habituellement, on ne voit jamais !

À quelle période met-on en évidence la sexualité des arbres ?

La prise de conscience de la fécondation se fait seulement au XVIIIe siècle. Le mécanisme de la floraison et de la fructification est compris et cela va avoir des conséquences immédiates en arboriculture, dans l’amélioration des sélections qui sont faites. L’émission de pollen, c’est l’équivalent de l’émission de sperme. Mais on pense encore qu’il faut rapprocher un arbre femelle d’un arbre mâle. On ne sait pas qu’il suffit de laisser agir les insectes pollinisateurs qui feront le travail à la place de l’homme.

Grâce à Duhamel du Monceau, botaniste et agronome, président de l’Académie royale des sciences, la connaissance des arbres accomplit des pas de géant au XVIIIe siècle. Pourfendues par Buffon, ses idées ont gagné de manière posthume. Il avait raison sur toute la ligne, y compris sur le mécanisme de croissance des arbres, sur la formation des bois, sur la possibilité pour les arbres de se tenir debout, de se procurer leur nourriture en fonctionnant en association avec d’autres espèces.

La question du carbone est devenue prioritaire dans la lutte contre le réchauffement climatique. Puisque l’arbre stocke le carbone, on se dit qu’il suffit de faire pousser des forêts. Qu’en est-il ?

Attention aux erreurs de raisonnement. Pour stocker du carbone, les gens se disent : il faut cesser de couper les arbres, il faut les laisser vieillir sur pied. Pas du tout ! Pour stocker du carbone, il faut que l’arbre soit en pleine croissance. Plus il est vieux, plus son métabolisme ralentit, moins la photosynthèse est active. Ce qu’il faut, c’est abattre les arbres un peu avant leur optimum de croissance, en faire des meubles et faire pousser de jeunes arbres qui vont se développer et stockeront à leur tour le carbone. Si on veut stocker du carbone, il faut donc exploiter de manière rationnelle la forêt. Cela va à l’encontre des idées reçues, mais également des demandes de la société citadine qui va en forêt pour admirer de grands vieux arbres avec si possible de magnifiques cervidés qui soient au rendez-vous à 15 heures les samedis et dimanches. Désolé, ce n’est pas ainsi que ça se passe ! Nous avons besoin d’une forêt exploitée et rajeunie.

Est-ce que les arbres sentent, souffrent, communiquent entre eux comme on le dit aujourd’hui ?

Cela a même fait un très gros succès de librairie ! Je dirais que les arbres communiquent entre eux par échange de messages chimiques. Parfois sur des distances de plusieurs kilomètres. Mais sentir ou souffrir supposerait qu’ils aient un système nerveux, or les arbres n’ont ni cerveau ni système central de perception.

Comment expliquez-vous le regain d’intérêt de nos contemporains pour les arbres ?

Les religions s’estompent, il faut bien avoir des compensations. On revient donc en arrière ! On revient vers les dieux-arbres parce qu’on n’en a plus d’autres. Il y a aussi un nouveau rapport qui s’est créé avec les arbres du fait que nous vivons beaucoup plus vieux. Alors que nos ancêtres vivaient au milieu d’arbres immuables, nous assistons au cours de nos vies au renouvellement des plantations : dans les rues, par exemple, des marronniers vont succéder aux platanes, etc. Aujourd’hui, les arbres sont boostés par les rejets de gaz carbonique. Enfin, si je suis propriétaire forestier, j’aurai la possibilité d’exploiter ma forêt avec des arbres que j’ai moi-même plantés. C’est tout à fait nouveau et caractéristique de notre époque. Les générations antérieures n’ont pas connu ce rapport. Lorsqu’elles décidaient de faire un boisement, elles savaient qu’elles ne le récolteraient pas. Le rapport à l’arbre a complètement changé en raison de notre espérance de vie.

Les arbres sont-ils devenus globalement plus fragiles ? Une menace pèse-t-elle sur eux ?

On peut le croire dans la mesure où nous sommes entrés dans un nouveau cycle tempétueux en 1970. Comme on le dit communément : de mémoire d’homme on n’avait jamais vu ça. Les tempêtes Lothar et Martin en 1999, puis Klaus en 2009, ont couché au sol des forêts entières. Des arbres ont été tordus, broyés, des hêtres aux racines traçantes sont tombés les uns sur les autres comme dans un jeu de mikado. Cela frappe les esprits. Les pluies acides, les grandes sécheresses de 1976, 1981, 1983 et 2003 ont aussi contribué à affaiblir les arbres, tout comme le réchauffement climatique qui épuise leurs réserves en glucose. La douceur incite les arbres à fleurir alors que ce n’est pas la saison. Les arbres produisent des bourgeons à contretemps. Donc ils puisent dans leurs réserves plusieurs fois et s’affaiblissent.

Mais les arbres ne sont pas fragiles pour autant. Il ne faut ni généraliser ni exagérer. Certaines essences ne sont plus adaptées à certaines régions. Des essences mieux adaptées les remplaceront. Ce n’est pas nouveau. Lors des grandes froidures du XVIIe siècle, les frênes, les chênes et les oliviers ont beaucoup souffert… Ils se sont adaptés. La vie est une adaptation permanente. Rien n’est immuable. C’est notre société qui veut tout muséographier, tout mettre sous une cloche à melon.  

 

Propos recueillis par LAURENT GREILSAMER

 

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