La culture populaire et médiatique, qui depuis tout jeune m’a nourri et environné, a récupéré et recyclé depuis longtemps la vie des artistes. Une ribambelle d’artistes maudits aux vies dignes de films hollywoodiens : Van Gogh et son oreille, le Caravage et ses crimes, Soutine et sa vie misérable, Utrillo alcoolique, Pollock et ses accidents de voiture. Gauguin, autre héros de ces sagas édulcorées, me fascina plus que les autres. Prenant le beau visage de Zorba (Anthony Quinn) dans le film de Vincente Minnelli, comme un géant ancré dans la réalité, le sac de voyage de marin toujours à l’épaule, face au fragile et dépressif Van Gogh, il m’invitait à le suivre à l’autre bout du monde.

Gauguin fut l’artiste voyageur par excellence. Il a quitté femme et enfants pour se consacrer à la peinture tel un sacerdoce, prenant la route vers le sud, vers les Sud, en passant par Pont-Aven.

De cette tranquille bourgade, devenue aujourd’hui une place du Tertre délocalisée, il ne peignit que des calvaires et des femmes en tenue traditionnelle bretonne. (Pour moi, enfant de la télévision, Pont-Aven c’était Jean-Pierre Marielle qui peignait des culs, dans le film Les Galettes de Pont-Aven.) Mais il fallait que Gauguin aille plus loin, ici les femmes étaient trop lourdement vêtues. Un désir d’ailleurs tellement lointain qu’il le conduisit là où il ne pouvait pas aller plus loin, de l’autre côté du globe, Tahiti.

Quand Gauguin décide de partir, il y a déjà un certain temps que les artistes parcourent le monde et en rapportent des peintures. Ils représentent ce qu’ils voient, ce qu’ils pensent voir, dans leurs beaux habits de colons tout neufs, en Afrique du Nord ou dans les Indes françaises. Paul Gauguin, lui, veut peindre l’intérieur des choses, veut comprendre et vivre avec les indigènes si maltraités par l’État colonial. Il utilise tous les outils à sa disposition : peinture bien sûr, aquarelle, dessin mais aussi gravure sur bois, sur cuivre, céramique sculpture. Il est le premier à déplacer son atelier hors des normes, essayant de se fondre dans la population, dans ses pratiques et dans ses images. Il ne veut pas rendre compte du parc d’attractions qu’est en train de devenir « l’ailleurs exotique », déjà transformé par le colon, futur touriste à l’apparence inoffensive. Quand il peint portraits ou paysages, ils sont faits de bois, de végétaux et de sable, de chair et de tissu, ils sont faits de la matière même. Ses personnages deviennent des fétiches et des tikis composés à grandes touches comme quelques génies taillés dans la masse.

Gauguin est le premier qui m’ait donné l’envie d’aller voir ailleurs comment les autres fabriquent leurs images ou leurs objets, leurs œuvres d’art ou leurs créations vernaculaires. J’essaye, comme lui, d’utiliser les ressources locales mais surtout les techniques et les savoir-faire. Dans tous les coins du monde on dessine, on sculpte, on assemble tissus et matériaux divers. Maîtriser des techniques qui nécessitent parfois une vie d’apprentissage n’est bien sûr pas possible et c’est l’Autre, l’artisan, qui intervient, effaçant mes tics, mes styles, l’asphyxiante culture à laquelle Paul Gauguin essaya d’échapper bien avant Jean Dubuffet.

J’ai plus d’intérêt à rencontrer l’étranger qu’à le dépeindre. Gauguin ne voulait pas non plus représenter ses amis de Tahiti, pas au prix de la colonisation qu’il voyait à l’œuvre : les mêmes gendarmes et petits chefs du bout du monde humiliant et profitant de la population locale, aidant les missionnaires à leur inculquer d’autres croyances en détruisant les leurs. Sa rencontre avec la Polynésie et ses habitants fut malheureusement trop brève.

Pour mon projet « Autour du monde » commencé au début des années 1990, j’ai sillonné la planète pour étudier comment les images se fabriquent ailleurs et apprendre les techniques qui m’étaient étrangères. Les rencontres sont le sujet même de mon travail, elles l’enrichissent. L’Autre, avec ses outils, son savoir et son talent, y participe tout autant que mon expérience et mon imaginaire, et il y trouve toute sa place. 

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