« Cramponnez-vous à moi, grommela la créature. Nous allons rejoindre les autres. »

Je murmurai timidement : « Qui êtes-vous ? » La réponse me coupa le souffle : « le FLP. » le FLP ! – LE FRONT DE LIBÉRATION DES PIÉTONS !

Le FLP que l’on croyait à jamais disparu. Le FLP qui avait dynamité la tête du Grand Préfet et en avait fait ce cerveau fou qui gouvernait le pays.

Je saisis le piéton par la taille et constatai qu’il était plié en deux. Un boyau très étroit s’ouvrait dans le puits où j’étais tombé. Le piéton y pénétra et je dus, moi aussi, me courber en deux pour le suivre. Nous marchâmes longtemps. Chemin faisant, quelques arrêts me firent buter contre mon compagnon et je constatai que sa taille était étonnamment mince, et sa poitrine fluette, alors que le bas de son corps – c’est-à-dire ses jambes et ses pieds – était incroyablement développé.

Soudain, un tumulte, un grondement, un bruit qui ne pouvait être produit que par un grand nombre d’individus se fit entendre. D’abord faiblement, puis de plus en plus fort. Je compris que nous approchions du but. Effectivement, d’après la résonance de nos pas, je sus que nous arrivions dans une vaste salle. Pour ce qui concernait sa longueur et sa largeur, du moins, car elle n’était pas plus haute de plafond que la galerie qui nous y avait menés – 1 mètre 20 tout au plus – et l’on ne pouvait s’y tenir debout. Comme dans l’étroit boyau que nous venions de parcourir, l’obscurité la plus totale y régnait. J’entendis la voix de la créature qui m’avait amené jusque-là dire :

« Voici une bonne recrue – un automobiliste qui s’est rebellé contre l’automobile. Et contre le prétendu Grand Maître. Je l’ai sauvé à la dernière minute. »

« Comment vous appelez-vous ? » dit une autre voix.

– Robin Cruso.

– Robin Cruso, soyez le bienvenu parmi les piétons.

Des voix, une cinquantaine ou plus, répétèrent.

« Soyez le bienvenu. Au nom du pied, de la cheville et du genou. Ainsi soit-il. »

Ainsi, c’était donc vrai.

LE FRONT DE LIBÉRATION DES PIÉTONS existait toujours ! La civilisation automobile avait un ennemi apparemment résolu et organisé.

« Pourquoi restez-vous dans le noir ? » demandai-je.

« Nous n’avons pratiquement plus d’yeux, Robin Cruso – répondit la voix qui m’avait accueilli. Nous vivons depuis si longtemps, depuis tant de générations, dans la nuit du béton que nos yeux se sont atrophiés. C’est une mutation normale, due à notre existence particulière. Nous ne nous plaignons pas. Notre corps s’est adapté au milieu dans lequel nous vivons. D’autres choses sont nées en nous qui nous sont plus utiles que les yeux, pour mener à bien notre combat. »

« Quel combat ? » dis-je étourdiment car je devinais la réponse…

« Nous voulons la fin de la civilisation automobile. Nous voulons reconquérir la planète pour y vivre comme l’on y vivait autrefois. À pied. »

« Vous souhaitez la destruction des automobiles, dis-je. Mais n’est-ce pas aussi ce que veut le Grand Maître, dans sa folie ? »

« Non, répondit la voix. Celui qui se fait appeler le Grand Maître n’est qu’un cerveau dément, greffé sur une voiture et qui tente de détruire les conducteurs, pour qui il a conçu une haine incommensurable parce qu’il ne dispose plus comme eux d’un corps humain. Tandis que nous, nous voulons redonner sa véritable destination à l’homme qui a été mis sur terre avec deux jambes afin de marcher. Et non pour actionner des pédales, les fesses posées sur des sièges en matière plastique. »

« Vous voulez donc la suppression totale des voitures ? »

« Oui. Êtes-vous des nôtres ? »

Je fus quelque peu troublé. Certes, la civilisation automobile était sans doute la plus redoutable période que le genre humain ait jamais dû supporter. Mais fallait-il à jamais condamner la voiture qui pouvait rendre tant de services ?

L’Apocalypse est pour demain ou Les Aventures de Robin Cruso

© Éditions Jean-Claude Simoën, 1977

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