Je viens aujourd’hui de faire l’ascension de la plus haute montagne de la région, que l’on nomme à bon droit mont Ventoux, conduit par l’unique désir d’en voir la hauteur remarquable. J’avais l’idée de ce périple depuis de nombreuses années. Comme tu le sais, j’ai dès l’enfance grandi en ces lieux, par le fait de ce destin qui mène la vie des hommes. Et cette montagne, largement visible en tout lieu, s’offre presque toujours à mon regard.

L’envie me prit de faire enfin une bonne fois ce que chaque jour je projetais de faire. Quand j’en vins à penser à un compagnon de route, comble d’étonnement, pas un de mes amis ne me sembla réellement faire l’affaire, si rare est l’harmonie parfaite des volontés et des caractères, même entre des êtres chers. L’un était trop mou, l’autre trop nerveux, l’un trop lent, l’autre trop vif, l’un trop morose, l’autre trop enjoué, l’un trop bête, l’autre trop réfléchi à mon goût. Le silence de l’un me faisait peur, de même que la loquacité de l’autre ; le poids et l’embonpoint de l’un me terrifiaient, la maigreur et la faiblesse de l’autre également ; la froide indifférence de l’un me décourageait, mais l’activité fébrile de l’autre pareillement ; autant de défauts qu’on tolère, quoique graves, quand on est chez soi mais qui deviennent particulièrement pénibles en voyage. Finalement je me tournai vers mes domestiques et à mon unique frère, mon cadet, que tu connais bien, je dévoilai mon projet.

Le jour fixé, nous quittâmes la maison et arrivâmes vers le soir à Malaucène. L’endroit est au pied de la montagne, dans la direction du nord. Après y avoir fait halte une journée, c’est aujourd’hui qu’accompagnés chacun d’un serviteur nous commençâmes l’ascension du mont, non sans grande difficulté. Il s’agit en effet d’une masse de terre rocheuse, escarpée et presque inaccessible.

La longueur du jour, les caresses de l’air, la vigueur de notre volonté, la robustesse et l’agilité de nos corps et autres qualités du même genre accompagnaient notre marche. Dans une gorge du mont, nous rencontrâmes un berger d’un âge avancé qui tenta avec force palabres de nous faire renoncer à l’ascension. Selon ses dires, cinquante ans auparavant, pareillement poussé par l’ardeur juvénile, il était monté tout en haut. Il en avait seulement rapporté des regrets, de la fatigue et des lacérations que les pierres et les ronces avaient infligées à ses membres et à ses vêtements. Et jamais, auparavant ou par la suite, on n’avait ouï dire chez eux qu’un autre avait eu la même audace. Quand le vieillard eut compris que ses efforts étaient vains, il fit quelques pas parmi les rochers et nous montra du doigt un sentier abrupt, en nous faisant mille recommandations qu’il redoubla dans notre dos tandis que nous le quittions.

Mais comme il arrive presque toujours, à un immense effort succède une prompte fatigue ; non loin de là nous nous arrêtâmes donc sur un roc. L’ayant à son tour quitté nous progressâmes, mais plus lentement ; moi surtout, j’arpentais le chemin de montagne d’un pas déjà mesuré. Mon frère, de son côté, grâce à un raccourci le long des crêtes du mont, avait gagné de la hauteur. Plus indolent, j’inclinais vers le bas et, comme il ne cessait de m’appeler pour me désigner un chemin plus direct, je répondais que j’avais bon espoir de trouver un passage plus facile de l’autre côté et que je ne craignais pas un chemin plus long s’il pouvait me permettre d’avancer plus à plat. J’usais de ce prétexte pour excuser ma lenteur et, pendant que les autres étaient déjà maîtres des sommets, j’errais par les vallons sans qu’à un endroit ne s’ouvrît de passage plus doux. Finalement, perclus de fatigue, je me reprochai mes errances et résolus de gagner directement les hauteurs. Épuisé, irrité, je rejoignis mon frère qui m’attendait, revigoré par une longue sieste, puis nous cheminâmes assez longtemps d’un pas égal.

À peine avions-nous quitté ce col qu’oublieux de mes premiers égarements, me voici entraîné de nouveau vers un niveau inférieur et, après avoir encore parcouru des vallées à la recherche de chemins longs et faciles, je tombai sur un passage long et difficile. Je cherchais, oui, à différer la peine de l’ascension mais l’ingéniosité humaine ne peut rien contre la nature : il ne peut se faire qu’un corps parvienne en haut en descendant ! Bref, non sans essuyer les rires de mon frère, je fis à mon grand dam en l’espace de quelques heures trois fois ou plus l’expérience de la dure réalité.

À force de m’égarer, je finis par m’asseoir dans le creux d’un vallon. Là, sautant alternativement dans le vif de ma pensée des choses matérielles aux spirituelles, je m’en pris à moi-même en ces termes ou à peu près : « Ce que tu as éprouvé bien des fois aujourd’hui lors de l’ascension de ce mont, sache que cela t’arrive à toi et à bien des hommes qui cherchent à accéder à la béatitude. Sur la cime est la fin de tout, le terme de la route vers lequel notre voyage est fixé. Tous veulent y parvenir mais, comme le dit Ovide : “Vouloir est peu de chose ; il faut désirer pour atteindre son but.” »

Je n’imagine pas dire combien cette réflexion me redressa le corps et l’esprit vers ce qu’il restait à faire. Plaise à Dieu que j’achève avec mon esprit ce voyage auquel j’aspire nuit et jour, tout comme j’ai surmonté les difficultés et achevé ce voyage d’aujourd’hui avec mes pieds bien réels ! 

Extraits de L’Ascension du mont Ventoux, traduit du latin par Yann Migoubert
© Éditions Sillage, 2011 

Vous avez aimé ? Partagez-le !