La première fois que j’ai abordé un texte théâtral classique, j’ai monté une pièce de Molière. Une pièce atypique, écrite après les grands chefs-d’œuvre : Monsieur de Pourceaugnac. En 1974, ce spectacle, qui marqua le début de ma carrière et ma première rencontre avec le père du théâtre français, me valut la première page du Monde. J’avais installé l’action dans une boîte de nuit. Très rapidement après, j’ai monté une autre de ses pièces, George Dandin, dans un décor de Club Méditerranée, situé bien sûr à Pézenas. J’avais 27 ans, je dirigeais déjà un centre dramatique national, et ce spectacle a déclenché une violente division entre une presse de droite férocement contre et une presse de gauche qui le saluait ! Il faut dire que la piscine du « club » était en forme de bassin du XVIIe siècle, que les manteaux de bain étaient eux aussi du genre XVIIe, les maillots de bain marqués d’une fleur de lys, les bungalows numérotés avec les dates de création des grandes pièces de Molière. Jérôme Deschamps jouait Dandin, aux côtés, entre autres, de François Berléand et de Dominique Valadié. Après cette controverse, j’ai pensé que je n’étais pas assez mûr, que je n’avais pas été formé pour m’attaquer à Molière : je ne l’ai plus monté pendant vingt ans.

Quand j’ai repensé à Molière, je n’avais plus cette sensation de combat. J’ai recommencé avec L’École des femmes, puis Dom Juan, et plus tard encore avec L’Avare, que nous reprenons à Paris en ce début d’année Molière : le 15 janvier exactement, jour de la naissance de Jean-Baptiste Poquelin. Molière est alors devenu pour moi un repère qui m’a permis d’avancer dans mon métier de metteur en scène. Je l’ai monté en France mais aussi à l’étranger, en Suède, en Allemagne, en Espagne. J’ai découvert qu’en lisant Molière de très près, on peut trouver des aspects peu connus. Par exemple, dans la distribution des rôles par Molière au début de Dom Juan, celui-ci est présenté comme seigneur sévillan, etc., et à la fin de la liste, on trouve l’indication : « La scène est en Sicile. » J’ai rempli le parterre du théâtre d’eau ; sur scène, j’ai représenté une plage sur laquelle il trouve refuge en traînant la selle de son cheval mort d’épuisement. Toute la pièce se passe sur cette plage et dans l’eau. Comme indiqué par Molière, Pierrot est un pêcheur qui sauve Don Juan pris dans une tempête au large des côtes… Tout collait avec la plage en Sicile. Et je crois que jamais on n’avait représenté Dom Juan ainsi.

Molière est sans aucun doute notre contemporain. Malgré les changements d’époque et de civilisation, son œuvre empoigne tous ceux qui s’en approchent. Il se crée une relation incroyable entre le spectateur, qui en sait plus sur l’histoire qui se déroule sous ses yeux, sur scène, que les personnages eux-mêmes, qui, eux, ne connaissent que leurs sentiments propres. La situation qui naît de l’action va au-delà du verbal. On va de la farce à la philosophie, et dans l’un et dans l’autre apparaissent la vie intérieure des personnages, qui passe par le désespoir et génère quoi qu’il arrive l’angoisse humaine. D’ailleurs, ce sentiment traverse toute l’œuvre de Molière et on peut avoir l’impression qu’elle est celle d’un écrivain qui n’aurait écrit qu’un seul livre, une scène unique jamais épuisée, jamais résolue, comme un bouquet de fleurs qui s’épanouirait à partir d’une seule tige. Le rapport entre un homme vieux et une femme jeune qu’il aime est un motif de plus en plus présent à partir de L’École des femmes. De ce point de vue, cette pièce est hallucinante. Comment imaginer le renversement entre le point de départ – un homme domine une femme – et la fin – la même femme domine le même homme. Il a exploré à fond ce retournement qui remet totalement en cause la situation. Ce qui fait, selon moi, d’Arnolphe le personnage le plus étonnant de Molière. Cet homme, qui a été un séducteur et qui a convoité toutes les femmes de ses amis, termine à plat ventre aux pieds d’une jeune fille de 16 ans en l’implorant : « Aime-moi ! » Et en vieillissant Molière va vers Dom Juan, une pièce que je trouve plus scandaleuse encore que Tartuffe. Louis XIV n’a pu admettre cette pièce que parce que son héros descend aux enfers, mais Dom Juan reste le premier dans la littérature à combattre Dieu, à l’insulter, à lui dire : je ne veux plus de toi. Quand je monterai Tartuffe, je montrerai que l’environnement d’Orgon, le personnage central, est hostile : ses enfants sont insupportables, ce sont des intrigants, des fils de riche, des enfants gâtés. Du coup, Orgon se réfugie dans un autre monde, celui que va lui apporter Tartuffe. De même pour Harpagon, qui n’est pas seulement une personne au comportement monstrueux, mais aussi un vieil homme seul et abandonné par sa famille. C’est un personnage d’une grande humanité, avec lui aussi des enfants difficiles et parfois insupportables…

Si l’école est bien sûr un lieu où on peut se familiariser avec Molière et avec sa langue, il faut peut-être aussi y faire comprendre par le jeu la richesse de l’auteur. Il faut pour cela faire des spectacles scolaires singuliers. J’en ai monté ou organisé pendant plus de trente ans, les présentant dans les établissements. Il s’agissait de monter une scène de Molière jouée trois fois de suite de manière totalement différente par les mêmes comédiens. Cet exercice montre la richesse de son œuvre : aucune interprétation n’est inacceptable. Permettre des prises de conscience et des interprétations aussi différentes est le signe des très grandes pièces. 

 

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