Qui est Karl Marx ? Dans quel univers social naît-il et quels sont les éléments de son parcours ?

Karl Marx naît d’un père avocat à Trèves où il grandit dans un milieu de la petite bourgeoisie, ni pauvre ni très aisé. On a parfois tendance à oublier cette période de formation. Ses premières armes intellectuelles, il les fera à la fois en droit et en philosophie parce que les deux choses étaient difficilement séparables en Allemagne à ce moment-là. Il évolue dans un milieu intellectuel très marqué par l’héritage de l’hégélianisme. Les formateurs de Marx sont des hégéliens de gauche, des gens qui ont l’ambition de saisir la réalité dans ce qu’elle a de rationnel, et qui voient dans la rationalité un appel à transformer la réalité. 

Quels événements éveillent sa conscience politique ?

D’abord, la loi adoptée par la diète rhénane en 1842 sur le vol de bois, qui transforme le ramassage du petit bois dans la forêt en un délit très sévèrement réprimé. L’autre étape importante vient ensuite en 1844. Lors d’un séjour à Paris, Marx rencontre les ouvriers et les artisans parisiens. Il apprend beaucoup de ces ouvriers qui n’appartiennent pas à la grande industrie. Ce sont des petits artisans, des ouvriers typographes qui, dès la fin des années 1830, se réclament d’un idéal de communauté. À Paris, Marx fait aussi la connaissance de Proudhon, à qui il propose d’établir un « réseau de correspondance communiste » pour que les cercles ouvriers en Angleterre, en Allemagne et en France soient informés de ce qui se passe dans les autres pays. Pour Marx, ces trois pays constituent une « triarchie » majeure : l’Angleterre, pays de la révolution industrielle, la France, pays de la révolution politique, et l’Allemagne, pays de la science. Il pense que les mouvements ouvriers pourront fusionner ces héritages, et qu’il est le mieux placé pour leur permettre d’opérer cette jonction. 

Que va lui apporter son passage en Angleterre, où il s’installe en 1849 ?

Pour lui, l’Angleterre montre la voie aux autres nations sur le plan de l’organisation des rapports dans l’industrie, car c’est un pays en avance sur le plan industriel. C’est là que prend naissance son projet de critique de l’économie politique qui deviendra Le Capital à partir de 1857. Et Engels, avec qui il a noué une amitié très étroite, est lié à une compagnie de filature à Manchester que son père dirige. 

Sur le plan des idées, quelle est la singularité de Marx par rapport aux autres intellectuels socialisants, comme Fourier ou Proudhon ?

Il y a évidemment la question de la lutte des classes. Mais il reconnaît qu’on trouve cette idée chez les historiens français – Guizot, Augustin Thierry –, qui interprètent déjà l’histoire à travers la lutte du tiers état et de la noblesse. Marx essaie de donner à cette notion un soubassement scientifique. L’autre apport de Marx, c’est l’analyse scientifique du capitalisme et de ses lois internes de développement. Il tente d’articuler l’idée de la lutte des classes et celle du capitalisme comme mode de production obéissant à des lois singulières. Cette analyse le mène à l’élaboration de la notion de dictature du prolétariat, en concluant que la lutte des classes conduit nécessairement à la dictature du prolétariat. La singularité de Marx, c’est la démonstration qu’il estime scientifique de la nécessité pour la lutte des classes d’aboutir à la dictature du prolétariat. 

Pourquoi Marx émerge-t-il parmi les penseurs socialisants de son époque ? 

D’abord, il y a la dimension de polémiste chez Marx. S’il n’est en rien un orateur, c’est une plume ravageuse et mordante. On a du mal à se relever de ses attaques. Ce sera très violent pour Proudhon, qui publie Philosophie de la misère en 1846. Marx considère qu’il n’a rien compris et lui répond avec Misère de la philosophie en 1847 ! Derrida souligne aussi la dimension performative du Manifeste du parti communiste. Cela signifie que le discours accomplit ce qu’il donne l’impression de décrire : quand Marx rédige le Manifeste, le parti n’existe pas ; mais il y a une force, un élan, quand on lit ce texte, d’où l’impression qu’un parti existe. 

Marx formule aussi un modèle de société idéale…

Là aussi, il emprunte beaucoup de traits de cette société idéale aux socialistes utopiques français, aux fouriéristes, à Victor Considerant, entre autres. Mais, en même temps, il proclame qu’il rompt avec les utopistes, qu’il est l’auteur d’une théorie scientifique alors que les socialistes utopiques faisaient des plans de réorganisation de la société sans tenir compte du mouvement de l’industrie. Pour Marx, ce mouvement est essentiel parce qu’il concentre les ouvriers sur des lieux de production où il les fait travailler ensemble. Il y a une dimension coopérative dans le travail des ouvriers de la grande industrie qui est un ferment de dissolution du capitalisme. 

Au fond, la révolution qu’il appelle de ses vœux est une étape supplémentaire de l’histoire de l’émancipation…

Elle est l’accomplissement de cette histoire. La révolution prolétarienne, c’est une révolution plus radicale que les autres parce qu’elle est sociale et pas simplement politique. Pour Marx, la violence doit s’exercer contre les anciennes classes, mais certainement pas contre la classe ouvrière et ses alliés. L’avancée vers le dépérissement de l’État ne peut se faire que si le plus grand nombre participe activement à la vie politique. 

Quel rapport Marx entretient-il avec la démocratie ?

Il y a plusieurs étapes. Juste avant la Révolution de 1848, Marx parle de la « conquête de la démocratie ». Il dit que le prolétariat doit conquérir la démocratie, c’est-à-dire conquérir le pouvoir politique en utilisant toutes les armes mises à sa disposition. Sa réflexion l’amène ensuite à préconiser la dictature du prolétariat. La démocratie intégrale est alors projetée dans l’avenir, après l’étape de la dictature du prolétariat durant laquelle la démocratie est réservée au seul prolétariat et à ses alliés et ne s’applique pas aux classes exploiteuses. 

Puis vient le bouleversement très profond de la Commune de Paris qui oblige Marx à remettre en cause son point de vue sur la centralisation. Marx était jusqu’alors un fervent jacobin. 1871 le contraint à une réorientation. Il observe les événements de la Commune avec beaucoup d’intérêt et célèbre cet épisode comme une « révolution contre l’État » au nom de la vraie démocratie, une forme d’autogouvernement populaire, ouvrier, prolétaire. Il y a chez Marx une critique indéniable de la démocratie électorale. Mais dans son livre Le 18 Brumaire, il développe une conception de l’État comme machine bureaucratico-militaire qu’il faut détruire. Cette analyse le prépare et le dispose à saluer l’avènement de la Commune. L’effet de la Commune de Paris sur sa pensée est très profond, dans un sens positif, car libertaire. 

Quel rôle a joué Engels dans la pensée de Marx ?

Au début, un rôle fondamental. Son livre d’enquête sur la condition des classes laborieuses en Angleterre a beaucoup impressionné Marx, il donne une impulsion à son travail. Puis on note une collaboration directe d’Engels dans les œuvres de polémique, avec des passages manifestes dans La Sainte Famille. La collaboration intellectuelle se poursuit quand Marx se lance dans Le Capital, même si elle est moins visible. En 1857, Marx fait toujours part à Engels de ses hypothèses de travail. Il attend de lui une confirmation. Il a besoin de voir son travail validé et encouragé par Engels. On est loin de l’image léniniste d’une doctrine toute-puissante sortie du cerveau d’un homme. Engels et Marx étaient férus de science. Marx a envoyé un exemplaire du Capital à Darwin. Celui-ci ne l’aurait, semble-t-il, jamais ouvert… Leur ambition était de faire pour l’économie politique ce que Darwin avait fait pour l’évolution : montrer qu’il y avait des lois singulières qu’il appartient à la science de mettre au jour, pour mieux fonder l’action. 

Quelle est l’actualité de la pensée de Marx ?

Il faut trier ! Ce qui est pertinent dans son œuvre aujourd’hui, c’est sa façon d’analyser les formes que prend la lutte sociale. Son idée est que la lutte transforme les conditions de la lutte en même temps que les acteurs de cette lutte. L’émancipation, pense-t-il, ne vient pas après la lutte, ce n’est pas pour le lendemain, ce n’est pas seulement un « but ». Contrairement à beaucoup de marxistes pour qui les classes préexistent à la lutte, Marx pense que les classes se constituent dans et par la lutte, à travers la lutte. C’est dans la lutte que les acteurs s’émancipent.

Pouvez-vous donner un exemple ?

À la faveur du mouvement contre la Loi travail, la transformation des acteurs s’est faite avec l’apparition de Nuit debout. C’est un élément fondamental que personne n’a vu venir. Cet aspect de surprise dans la façon dont la lutte produit quelque chose de nouveau est ce qu’il y a de plus intéressant chez Marx. Les syndicats ont toujours un rôle, mais dans les luttes sociales, le plus important est dans cet imprévu qui aboutit à la transformation des acteurs eux-mêmes.

Faut-il réhabiliter Marx ?

Pas le réhabiliter mais le lire davantage, le lire sérieusement. Non pour reconstruire le monument intimidant qu’on en a fait, mais pour mieux saisir les tensions qui traversent sa pensée. Comprendre qu’il a une force d’attraction jusque dans l’inachèvement de son œuvre. Il aimait beaucoup faire référence au Chef-d’œuvre inconnu de Balzac, avec le vieux maître de peinture Frenhofer qui n’achève jamais son œuvre. Marx n’achève jamais. C’est essentiel. Ce qui fait son intérêt, c’est la force d’un inachèvement qui tient à la tension entre les deux logiques travaillant sa pensée, la logique de lutte des classes, et la logique du système capitaliste qui se déploie avec ses lois immanentes, irrésistibles, comme l’évolution naturelle.

Cet inachèvement est-il voulu par Marx ?

Absolument pas. Pour que les deux logiques s’articulent, il a trouvé une « colle » qui s’appelle le communisme. Il a emprunté aux utopistes. Mais il n’a pas réussi à opérer cette unification. Marx mérite d’être lu comme le penseur qu’il est, avec ses contradictions et l’inachèvement essentiel de son œuvre. C’est cet inachèvement qui nous parle de notre présent. 

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO et VINCENT MARTIGNY

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