Louanges, gratitude et honneurs à ceux qui nous amènent à regarder ce que nous voyons. Nous avons cette dette à l’égard de Christo. C’est en cachant le Pont-Neuf qu’il nous l’a fait sinon découvrir, à tout le moins reconsidérer. Son empaquetage nous a émancipés des pesanteurs de l’habitude, il nous a fait toucher de l’œil ce que le pont et sa statue apportent, depuis le pont des Arts, comme amorce indispensable à cette perspective magnifique de douceur, ouverte, à l’est, sur l’île de la Cité, le Pont au change et le Louvre comme sur le pont Saint-Michel et, à l’ouest, sur cette échappée de la Seine vers le pont du Carrousel et le pont Royal. D’un côté, la ville, de l’autre, le cours de l’eau vers Rouen et Le Havre. De tous les édifices semblables dans Paris (il y en a trente-sept, en comptant les passerelles), il me semble qu’il est celui qui signifie le mieux l’indissolubilité du fleuve et de la ville.

Ce n’est pas rien, et je me souviens que le piéton passionné de Paris que je suis avait tiré de l’emballage du Pont-Neuf des considérations avantageuses et teintées d’un brin de gloriole sur cette intrication de l’eau et de la cité. À Berlin, qui se soucie de la Spree ? Et, en dehors des autochtones, qui connaît même son nom ? À Rome, le Tibre, son île et ses rives commencent seulement à faire partie de la vie des Romains. Le chétif Manzanares qui traverse Madrid (auriez-vous su le nommer ?) n’a jamais compté pour grand-chose dans la vie de la capitale espagnole et, aujourd’hui, c’est parce que l’on plante ses rives qu’il commence à faire, dans le paysage, mieux que de la figuration. Il en va différemment à Londres, née de cette Tamise chère au cœur de tous les sujets de la reine. Mais n’est-ce pas une activité commerciale tout orientée vers la mer et le vaste monde qu’elle personnifie par-dessus tout ? N’est-elle pas plus britannique que londonienne ? N’est-elle pas, pour reprendre un mot venu de l’anglais, un fleuve plein de jingoïsme ? Ne manque-t-elle pas de ponts ? Je ne parle pas de leur nombre, mais de leur manière de faire autre chose que de permettre la traversée. Le pont de la Tour de Londres ne semble-t-il pas surtout rappeler que Britannia rules the waves, tandis que le pont de Londres, à part d’être fonctionnel et de représenter une performance technique… Enfin, argument massue, il existe très peu de chansons britanniques qui célèbrent Londres et son fleuve, alors que Paris et la Seine…

J’ai connu une expérience inverse de celle de l’empaquetage au Festival international du théâtre de rue d’Aurillac. Une compagnie britannique avait, après des semaines de savants et minutieux repérages, implanté à travers la ville torchères et braséros, girandoles et flambeaux. À la nuit tombée (par chance une nuit de peu de lune), l’éclairage municipal fut éteint. Le festival d’Aurillac a un fort public local. Je n’oublierai pas de sitôt les regards des Aurillacois heureux, étonnés, sous le charme. Ils semblaient découvrir que leur ville est belle. Quant aux visiteurs, habitués ou néophytes, leur étonnement n’était pas moindre : ils avaient prêté une plus grande attention aux spectacles proposés qu’à leur décor, qu’ils se contentaient de parcourir d’une représentation à l’autre. Pour les uns comme pour les autres, Aurillac cessait d’être la ville dont les cartes des météos télévisées disent qu’elle est la plus froide de France. Louanges, gratitude et honneurs à ceux qui nous amènent à regarder ce que nous voyons. 

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