Quinzième étape du Tour de France 1934 : Perpignan-Ax-les-Thermes. « Leader » de l’équipe de France, Antonin Magne porte aussi le maillot jaune. Il est talonné par un Italien, Giuseppe Martano, qui, à l’inverse d’Alfredo Binda, est brutal, heurté, rageur, torturé dans son style. L’efficacité ne se pare pas toujours d’une enveloppe d’élégance. René Vietto passe en tête au sommet du col de Puymorens. Ce n’est pas le début d’une grande chevauchée solitaire. Simplement le désir de devancer de quelques secondes ses rivaux immédiats pour un classement intermédiaire : celui du « meilleur grimpeur ». Dans la descente, Antonin Magne tombe et casse sa roue avant. Alors Vietto s’arrête, desserre ses « papillons », et, dans un élan que la postérité a chanté, il offre sa roue à son chef de file. Des sanglots dans la voix, il a le temps de lancer : « Vas-y Tonin ! » Puis il reste au bord de la route, mâchonnant un citron, les yeux rouges, l’invective aux lèvres, tantôt assis sur un talus, tantôt tenant son vélo par le guidon, attendant qu’on le dépanne. Il était quatrième au classement général. Il venait de sauver un maillot jaune qu’il aurait, entre tous les coureurs, mérité. La nuit venue, de Dunkerque à Menton, de Bayonne à Strasbourg, on ne parla que de ce renoncement volontaire. Le désespoir de l’enfant-champion était celui de la France sportive. Il accédait à une popularité que seul Georges Carpentier avait connue.

Mais l’histoire aime à se répéter… Elle bégaie.

Le lendemain. Seizième étape. Ax-les-Thermes-Luchon. Second acte de la tragédie.

Au faîte du Portet-d’Aspet, René Vietto est à une minute vingt-cinq secondes de l’Italien Vignoli. Acrobate et orfèvre du risque, nul doute qu’il va le rejoindre dans la descente et enrichir son palmarès d’une victoire d’étape. Mais Vietto ne veut pas jouer sa carte. Il est un équipier modèle. Il tient au maillot jaune d’Antonin Magne comme s’il le portait lui-même. Il descend prudemment. Maintenant, c’est le col des Ares. Vietto commence à l’escalader. Soudain il comprend que Magne est en difficulté. Au vrai, celui-ci a des ennuis mécaniques. Sa chaîne est cassée. Elle a tordu les rayons de sa roue arrière. Que fait Vietto ? Sans hésiter, habité par l’esprit de sacrifice le plus démesuré, galérien d’une certaine morale l’honneur opiniâtre, il rebrousse chemin ! Et Antonin Magne, anéanti au bord de la route, pétrifié par la malchance, voit une nouvelle fois apparaître son sauveur au moment où tout semblait perdu. Celui-ci, sans une plainte, lui donne sa bicyclette. Confronté à tant d’abnégation, Magne-le-taciturne, Magne-le-valeureux, Magne-le-dur-à-cuire pleure. Il s’éloigne, fonçant à la poursuite de Martano qui menace sa « Toison d’or ». Vietto, lui, guette le camion de dépannage. Le soir, il est sixième au classement général. Roi des grimpeurs, il a perdu deux places sur son terrain de prédilection : la montagne. L’enfant de Rocheville-le-Cannet entrait dans la légende, même si parfois il la supportait mal : « Cette roue, je ne l’ai pas donnée. On me l’a prise ! C’était un hold-up, j’aurais dû porter plainte ! » 

Extrait de Le Roi René, éditions du Sagittaire, 1976 © Suzanne Nucéra

 

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