Il est 13 heures le 28 avril 2021 et un soleil dur et blanc tape sur le toit de la discothèque La Marlière, à 20 kilomètres de Charleville-Mézières. La boîte de nuit est un grand bloc de pierre claire planté au cœur de la campagne ardennaise. Tout autour il n’y a que des sapins et des champs. Sapogne-et-Feuchères, le premier village se trouve à 1,7 kilomètre.

Ce jour-là, une poignée d’hommes en pantalon de maçon s’activent sur le toit de la discothèque. L’un déroule de la laine de verre. Un autre tire des câbles gainés de plastique. D’ordinaire, les gars font la sécurité à l’entrée du club ou servent des vodkas-Red Bull derrière le comptoir. Sauf que, depuis un an et l’apparition du Covid-19, La Marlière est fermée. En treize mois, l’humidité s’est engouffrée partout et le toit s’est mis à fuir. La discothèque est à retaper si elle veut rouvrir le jour où elle en aura l’autorisation.

Alexandre Renard, le fils du patron, a 28 ans et des tatouages aux bras. Il fait visiter l’endroit : « Au fond, c’est la salle vintage où se finissent toutes les soirées quand les gens sont “très joyeux”… Ici, c’est la grande salle où se passe l’essentiel des soirées. » Il se tient au centre d’une vaste pièce aux murs tapissés de sombre et de marques de whisky. Au milieu se dresse un podium où se produisent les « guests ». La Fouine, DJ Furax et Lord Kossity sont passés par là. Alexandre Renard balaie du regard la grande salle : « C’est fou ce que la fête me manque… J’ai envie de voir des gens transpirer et d’écouter de la musique trop fort… Pas vous ? »

La Marlière est une institution dans les Ardennes. Trois générations d’Ardennais sont venues s’encanailler ici entre les murs-miroirs et les banquettes en cuir. Encore aujourd’hui, il arrive que des Belges traversent la frontière pour les soirées « musique hardcore ».

« La Marlière ne rouvrira que quand on pourra fonctionner comme avant… Sans masques ni distance sociale… Ça rime à quoi sinon de faire la fête ? » soupire le fils du patron.

 

Le département des Ardennes et ses 270 000 habitants ne sont pas vraiment associés à l’idée de la fête. Pourtant, le besoin de s’amuser est le même ici qu’à Marseille, à Saint-Tropez ou à Bayonne. Tous les patrons de discothèques, de bars et de festivals du département le disent.

Le meilleur indicateur est sans doute le répondeur téléphonique de Stéphane Vernel, le gérant de la guinguette de Boulzicourt, au sud de Charleville-Mézières. Le lieu organise des soirées karaoké le jeudi, danse le vendredi et le samedi, et des après-midis musette le dimanche. « J’ai encore eu une grand-mère de 80 ans qui m’a appelé la semaine dernière pour savoir si le thé dansant du dimanche allait recommencer », explique le patron. Il lui a répondu de regarder BFM pour se tenir informée.

 

Dans les Ardennes, tout le monde s’entend pour dire que la fête doit recommencer. Reste à savoir dans quelles conditions.

Certains ont fait le pari de s’adapter à l’époque et aux règles de distanciation. Quitte à perdre un peu d’insouciance – mais peut-on faire autrement ? C’est le cas de Julien Sauvage, le directeur du Cabaret vert, le grand festival de musique de la région qui se tient chaque année à la fin août. En 2019, Patti Smith, IAM et Orelsan se partageaient l’affiche.

Le bureau de Julien Sauvage se trouve au rez-de-chaussée d’une usine désaffectée tout en brique rouge et en murs craquelés. Quand on le retrouve, il est en train de piocher dans un pot de tabac de quoi se rouler une cigarette. Il dit : « Après l’annulation de 2020, on ne voulait pas d’une seconde année blanche. On a donc décidé d’organiser un événement hybride qui sera complètement différent du Cabaret vert ordinaire… Cela s’appellera “la Face B”. Il y aura des afterworks, des projections cinéma, des ateliers BD et des concerts assis les week-ends avec un maximum de 5 000 personnes. » La jauge autorisée par les autorités.

Pour composer avec les restrictions sanitaires, l’équipe du Cabaret vert a décidé d’étirer dans le temps les festivités : au lieu des quatre jours habituels, la programmation se tiendra sur… cinq semaines. L’équipe espère attirer 50 000 personnes quand, dans sa forme classique, le festival en draine 100 000.

 

À Charleville, les organisateurs de la fête de la bière ont aussi fait le choix du pragmatisme. Quitte à installer un contrôle à l’entrée et à faire venir des vigiles pour s’assurer que les masques seront bien portés. D’ordinaire, « Bières en fête » accueille 50 000 personnes sans aucun contrôle sur la place Ducale, le grand cœur bourgeois de la ville. Les gens viennent des départements de la Meuse, du Nord et de la Marne pour faire la fête durant quatre jours. Des compagnies d’autocars organisent des trajets exprès.

« C’est la plus grande fête de la bière de France !... » explique François Baëhr, le président de l’association qui organise les festivités, laquelle a proposé quatre plans successifs pour que la fête se tienne malgré le Covid. Ils ont tous été retoqués par la préfecture.

François Baëhr déploie devant nous une vaste carte, comme un militaire en bataille et expose sa nouvelle idée : déplacer « Bières en fête » de la place Ducale… au camping municipal, dont il est en train de commenter le plan. « Là-bas, il y a de l’espace et suffisamment de place pour que tout le monde soit assis. » La fête pourrait se tenir dans les tout premiers jours de juillet. « Les gens comprendront bien qu’il faut respecter les règles… »

 

À la guinguette de Boulzicourt, les ventilateurs prennent la poussière et les dalles du carrelage poissent sous les chaussures. L’endroit a des airs de bâtisse à l’abandon. Il n’est plus ouvert depuis de longs mois. « Un coup de serpillière et ce sera propre comme si c’était neuf ! » s’amuse Stéphane Vernel, le patron.

Il est gonflé d’optimisme. Pour lui, le Covid ne changera rien à la façon de faire la fête. Il s’allume une cigarette sur la piste de danse déserte. « Les gens ont un besoin terrible de sortir. Ça fait un an qu’ils n’ont plus de loisirs. Ça repartira plein pot ! Les gens sont même prêts à danser avec le masque s’il le faut. »

Lorsqu’il a rouvert une première fois en juin 2020, ça a été la folie : « Tous les clients sont revenus comme avant. »

Il est certain que ses habitués du vendredi et samedi soir seront là en masse pour danser sur Jul et Louise Attaque en consommant des whisky-coca et des coupes de champagne. Les dimanches, comme avant, les vieilles dames se présenteront dans leurs grandes robes colorées avec, à leur bras, leurs hommes vêtus de mocassins et de pantalons à plis. Ils danseront le paso doble ou la valse en commandant des bouteilles d’eau à 5 euros.

Rodolphe Remy, le gérant du bar Le Vert Bock, dans le centre-ville de Charleville est lui aussi confiant quant à l’après-Covid. Son bar, l’un des plus festifs de la ville, tire son nom d’un personnage de la mythologie ardennaise : « On a beau être fermé depuis un an, ce sera comme avant la reprise. Le Covid n’est qu’une parenthèse. Les gens ont besoin d’être ensemble. Ils reviendront pour le côté social de la fête. » Il en est sûr, son plus fidèle client, un vieux monsieur de 83 ans, retournera boire sa bière quotidienne au comptoir comme avant.

 

Tous les entrepreneurs de la fête ne sont pas aussi confiants.

Il est 10 heures un petit matin ensoleillé d’avril et Christopher Rousseau émerge du ventre du bar La Péniche pour s’installer sur le pont du bateau. C’est le patron. Il a la barbe en pointe, un grand sourire et les yeux très bleus. Son bar est une longue embarcation de bois brun posée sur les eaux vertes de la Meuse. D’ordinaire, La Péniche est le théâtre de sacrées fiestas sur fond de musique irlandaise ou folk. « Ça danse sur les tables et le bateau penche par instants. » La foule y est si compacte qu’à certains endroits la peinture des murs s’est effacée à force de frottements. « Dans les Ardennes, on a une culture de la bière similaire à celle des Belges… On fait la fête de la même façon : en terrasse même en hiver, et on boit des produits artisanaux. »

Lui n’est pas certain que les gens se remettent à faire la fête tout à fait comme avant : « Je crains une baisse de la fréquentation des bars et des discothèques une fois le Covid passé. Les gens risquent de faire davantage la fête chez eux… Ils continueront d’aller dans les bars mais y resteront moins longtemps. »

Pour lui, un blocage psychologique s’est créé chez certains habitués : « J’ai des clients qui ont peur maintenant et qui ne veulent pas s’enfermer dans une pièce avec des inconnus. »

À Sedan, Freddy Haynault, 48 ans, animateur de mariages depuis trente ans et anciens DJ de discothèque, pronostique la même chose : « Désormais, les gens vont louer des sonos et faire la fête à la maison entre amis. Ils se mêleront au minimum avec des inconnus. »

Avant le Covid, Freddy animait une vingtaine de mariages par an dans le cadre chic du château fort de Sedan. « Le plus grand d’Europe ! » Il passait la musique et faisait danser les invités. Il connaissait les codes : « Être élégant, mais moins beau que le marié. » Pour seule fantaisie, il s’autorisait une cravate avec un motif de notes de musique. La vingtaine de mariages qu’il devait animer en 2021 ont été reportés à 2022 et 2023.

Freddy Haynault, alias Hotr-Man, a longtemps mixé dans des clubs prestigieux comme le Zillion à Anvers ou le Millenium à Liège. Pour lui, le Covid n’a fait qu’accélérer une tendance profonde, à l’œuvre depuis plusieurs années. « La fréquentation des boîtes de nuit va baisser et celle des festivals exploser. Le budget fête des gens va passer de l’un à l’autre. »

Côté trésorerie, le Covid a laissé des traces chez beaucoup.

Les organisateurs du Cabaret vert ont dû réduire leur budget de 6,5 à 2,5 millions d’euros. Les finances de « Bières en fête » sont dans le rouge et certains entrepreneurs de la fête ont dû tabler sur une seconde activité professionnelle pour se maintenir à flot. Freddy Haynault, l’organisateur de mariages, est lui en train de se reconvertir.

Les aides versées par le gouvernement ont permis de limiter les dégâts. Mais les conséquences à long terme pour les « indépendants de la fête », comme les appelle Christopher Rousseau, risquent d’être désastreuses : « Beaucoup de bars et de restaurants vont devoir fermer, prédit le patron de La Péniche. Le Covid va favoriser l’implantation des gros franchisés dans les villes parce qu’ils ont des finances solides alors que les indépendants en chient. » Le risque, à terme, est d’avoir le choix entre Starbucks et Burger King pour sortir.

Chez les entrepreneurs de la fête, la crise a eu une autre conséquence : une défiance accrue à l’égard des politiques. Quelle que soit leur couleur.

« Les politiques n’ont aucune idée de la manière dont on travaille : nos stocks à gérer, nos employés à recruter et à former…, explique Christopher Rousseau à bord de son bar-péniche. Les mesures sont prises au dernier moment… Les politiques ne semblent pas saisir qu’un petit patron a besoin de temps pour s’organiser. » Il cite l’exemple d’un copain à lui, patron d’un restaurant : « Il venait de se faire livrer vingt poulets quand le gouvernement a annoncé que les restaurants devaient fermer dès le lendemain. » Le copain a perdu toute sa marchandise.

On entend la même fatigue dans la bouche des organisateurs de la fête de la bière : « Les soixante-dix brasseurs artisanaux qui viennent ont un délai d’un mois et demi pour fabriquer leurs bières. On ne peut pas les avertir au dernier moment. »

Même constat encore du côté de La Marlière, la grande boîte de nuit de la campagne ardennaise : « Pour le confinement, j’étais devant ma télé à 21 heures à écouter Macron pour savoir si j’ouvrais ou pas la discothèque à 23 heures, déplore Alexandre Renard. Comment on peut bosser avec une incertitude comme ça ? »

 

Avenue Jean-Jaurès, à Charleville, la salle de spectacle Le Forum est occupée depuis le 24 mars par une trentaine de personnes : des professionnels de la culture, des étudiants marionnettistes, des demandeurs d’emploi… Ils ont investi l’endroit en soutien « aux précaires des métiers de la culture ».

Dans le jardin intérieur, deux chiens traînent entrent les tables et les bouquets d’herbes folles. Certains des occupants boivent des bières en papotant. Julie, 40 ans, marionnettiste de métier, est du petit groupe. Elle voit dans la multiplication des restrictions un danger sans nom : « Le Covid a renforcé l’encadrement de la fête, déplore-t-elle. L’idée même de fête a été avalée à force d’être normée et encadrée… Tout a été marchandisé. Il n’y a plus de fêtes spontanées. » On dirait du Guy Debord. « La fête doit être un débordement… Vous vous rendez compte qu’il va falloir désormais passer dans un laboratoire d’analyse et faire un test PCR pour s’amuser ? »

Les patrons des bars et des boîtes de nuit sont, eux, plus mesurés. S’il faut en passer par des tests obligatoires et des pass sanitaires pour revivre comme avant, pourquoi pas ? Derrière son comptoir, Rodolphe Remy, le patron du Vert Bock, résume la pensée de beaucoup : « On refera la fête comme avant, tous ensemble, le jour où on sera tous vaccinés. » 

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