Boire des verres, déjeuner ou dîner ensemble, par groupes plus ou moins nombreux, ce n’était pas assez ; nous voulûmes ressusciter cette nuit privilégiée que nous avions passée, après la lecture du Désir attrapé par la queue* ; en mars, en avril, nous organisâmes ce que Leiris appela des fiestas. La première eut lieu chez Georges Bataille, dans un appartement qui donnait sur la cour de Rohan. Le musicien René Leibowitz s’y cachait avec sa femme. Quinze jours plus tard, la mère de Bost nous prêta sa villa de Taverny : pour une veuve de pasteur et septuagénaire, elle avait les idées larges ; elle enferma à clé ses meubles et ses bibelots précieux, disposa des échiquiers sur une table et s’en alla coucher ailleurs. En juin — j’y reviendrai — il y eut encore une fiesta chez Camille. Il m’était souvent arrivé dans ma vie de beaucoup m’amuser : mais c’est seulement au cours de ces nuits que j’ai connu le vrai sens du mot « fête ».

Pour moi, la fête est avant tout une ardente apothéose du présent, en face de l’inquiétude de l’avenir ; un calme écoulement de jours heureux ne suscite pas de fête : mais si, au sein du malheur, l’espoir renaît, si l’on retrouve une prise sur le monde et sur le temps, alors l’instant se met à flamber, on peut s’y enfermer et se consumer en lui : c’est fête. L’horizon, au loin, reste toujours brouillé, les menaces s’y mêlent aux promesses et c’est pourquoi toute fête est pathétique : elle affronte cette ambiguïté et ne l’esquive pas. Fêtes nocturnes des amours naissantes, fêtes massives des jours de victoire : il y a toujours un goût mortel au fond des ivresses vivantes, mais la mort, pendant un moment fulgurant, est réduite à rien. Nous étions menacés ; après la délivrance, bien des démentis nous attendaient, bien des tristesses et l’incertain tohu-bohu des mois et des années ; nous ne nous leurrions pas : nous voulions seulement arracher à cette confusion quelques pépites de joie et nous saouler de leur éclat, au défi des lendemains qui déchantent.

Nous y réussissions grâce à notre connivence ; le détail de ces nuits comptait peu : il nous suffisait d’être ensemble. Cette gaieté, en chacun de nous vacillante, sur les visages qui nous entouraient devenait un soleil et nous illuminait : l’amitié y avait autant de part que les succès alliés. Les circonstances resserraient encore, de manière symbolique, les liens dont j’ai dit la vigueur et la jeunesse. Une infranchissable zone de silence et de nuit nous isolait de tous ; impossible d’entrer, de sortir : nous habitions une arche. Nous devenions une sorte de fraternité, déchaînant à l’abri du monde ses rites secrets. Et le fait est qu’il nous fallait inventer des sortilèges : car enfin le débarquement n’avait pas encore eu lieu, Paris n’était pas libéré ni Hitler abattu ; comment célébrer des événements qui ne sont pas accomplis ? Il existe des conduites magiques, qui abolissent les distances à travers l’espace et le temps : les émotions. Nous suscitions une vaste émotion collective qui réalisait sans délai tous nos vœux : la victoire devenait tangible dans la fièvre qu’elle allumait.

Nous usions pour attiser ce feu des procédés les plus classiques. D’abord la ripaille. Toutes les fêtes brisent le cours normal de l’économie par une débauche de consommation : à une échelle modeste, il en allait ainsi pour nous. Il fallait beaucoup de soins et sévèrement se restreindre pour amasser les victuailles et les bouteilles dont nous garnissions le buffet : et soudain, on mangeait, on buvait à gogo ! L’abondance, si dégoûtante lorsqu’elle sert à des parades, devient exaltante quand elle réjouit des ventres affamés ; nous apaisions sans vergogne nos fringales. Les désordres amoureux tenaient peu de place dans ces saturnales. C’était surtout la boisson qui nous aidait à rompre avec le quotidien : sur l’alcool, nous ne rechignions pas ; personne, parmi nous, ne répugnait à se saouler ; certains s’en faisaient presque un devoir ; Leiris, entre autres, s’y appliquait avec zèle et il y réussissait admirablement ; il donnait alors des exhibitions de grand style ; je le revois dévalant, assis, l’escalier de Taverny ; il rebondissait de marche en marche, le visage hilare, mais sans se départir d’une dignité un peu compassée ; chacun de nous se faisait ainsi, plus ou moins délibérément, le bouffon de tous les autres, et les attractions ne manquaient pas : nous étions toute une foire avec ses histrions, ses charlatans, ses pitres, ses parades. Dora Marr mimait une course de taureaux ; Sartre au fond d’un placard dirigeait un orchestre ; Limbour découpait un jambon avec des airs de cannibale ; Queneau et Bataille se battaient en duel avec des bouteilles en guise d’épée ; Camus, Lemarchand jouaient des marches militaires sur des casseroles ; ceux qui savaient chanter chantaient, et aussi ceux qui ne savaient pas ; pantomimes, comédies, diatribes, parodies, monologues, confessions, les improvisations ne tarissaient pas et elles étaient accueillies dans l’enthousiasme. On mettait des disques, on dansait, les uns très bien — Olga, Wanda, Camus — les autres moins. Envahie par le bonheur de vivre, je retrouvais ma vieille certitude que vivre peut et doit être un bonheur. Elle persistait dans le calme de l’aube. Puis elle pâlissait sans mourir tout à fait : l’attente recommençait. 

 

* Pièce de théâtre surréaliste écrite par Pablo Picasso en 1941, représentée une première fois, dans un cadre privé, en mars 1944 et publiée par Gallimard l’année suivante.

 

Extrait de La Force de l’âge © Éditions Gallimard, 1960

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